Lorsque José Marti, dans l'attente fructueuse de son exil new-yorkais, aux conditions plus propices à la reprise de la guerre d’indépendance, se trouve face à Walt Whitman, il confirme ce qu'il avait pressenti bien avant : la dimension extraordinaire du poète nord-américain.
Cette rencontre se produisit le 14 avril 1887, à Manhattan, lors de la lecture publique, par le déjà vénérable barde, de ses Mémoires du Président Lincoln. Whitman avait 68 ans – il est né à West Hills, une communauté de New York, le 31 mai 1819, et nous célébrons cette année le bicentenaire de sa naissance – et Marti, qui en avait 35 à l’époque, depuis son arrivée aux États-Unis avait aussitôt été attiré par ce poète. Deux références figurent dans les articles qu'il envoya en novembre 1881 au journal La Opinion Nacional. Dans l'une de ses premières chroniques épistolaires adressée fin 1882 à l’Argentin Bartolomé Mitre, rédacteur en chef du quotidien La Nacion, il soulève un contraste intéressant : « Il y a bien un jeune romancier au style très français, Henry James. Mais il y a aussi un immense poète rebelle et puissant, Walt Whitman ».
Marti devait insister sur l'écriture rebelle de ce dernier dans une autre chronique parue en janvier 1884 dans la revue La América.
Ce texte né après l'avoir entendu de vive voix à Manhattan, publié le 17 mai 1887 dans El Partido Liberal de Mexico, et le 26 juin de la même année dans La Nacion de Buenos Aires, fut définitoire : « Nous devons l'étudier, car s’il n’est pas le poète au goût le meilleur, il est le plus intrépide, le plus intégrateur et le plus désinvolte de son temps. » Plus tard, Marti devait ajouter : « Son apparente irrégularité, qui au premier abord nous déroute, s'avère être par la suite, à l'exception de brefs moments prodigieux d’égarements, cet ordre et cette composition sublimes avec lesquels les pics se dessinent à l'horizon ».
Et il souligna ses contributions originales en affirmant : « Le langage de Walt Whitman, tout à fait différent de celui utilisé par les poètes à ce jour, correspond, par son étrangeté et son élan, à sa poésie cyclique et à l’humanité nouvelle, rassemblée sur un continent fertile doté de tels prodiges, qui en vérité ne tiennent ni dans des lyres ni dans des sirventès affectés. Il ne s'agit plus d'amours secrètes, ni de dames qui changent de galants hommes, ni de la plainte stérile de ceux qui manquent d'énergie pour dompter la vie, ni de la discrétion propre aux poltrons. Il ne s'agit pas de petites rimes et de secrets d’alcôve, mais de la naissance d'une époque, de l'aube de la religion définitive, et du renouveau de l'Homme... »
Marti aurait-t-il exagéré ? Ces jugements étaient-ils obscurcis par l'enthousiasme ? Ni l'un ni l'autre. Le jugement à la fois tranchant et sensible de Marti a non seulement transcendé dans le temps, mais il a ouvert la voie à la poésie de Whitman pour qu'elle s'installe dans l'imaginaire lyrique des lettres latino-américaines. Le Nicaraguayen Rubén Dario, fervent lecteur de Marti, découvrit Whitman à travers lui, auquel il dédia même un formidable sonnet inclus dans la deuxième édition du livre de poésie Azul (1890) : « Dans son pays de fer vit le grand vieux / beau comme un patriarche, serein et saint... »
La plus complète appropriation whitmanienne de notre environnement culturel est venue beaucoup plus tard avec les meilleures traductions de ses vers au 20e siècle. Celles, opposées de Leon Felipe et de l'ineffable Argentin Jorge Luis Borges, qui non seulement présenta ses versions, mais fustigea celles de l’Espagnol réfugié au Mexique, après la chute de la République entre les mains des phalangistes, sont bien connues.
Auparavant, Federico Garcia Lorca avait écrit en 1930 sa célèbre Ode à Walt Whitman, parue dans le cahier Poète à New York, une véritable cascade d'images désinhibées, non sans contradictions, qui partent de l'admiration de l'auteur de « Feuilles d'herbe » et de ses propres expériences dans la ville étasunienne.
Il est impossible de mettre en question les points de contact évidents entre la poésie de l'Étasunien et celle du Pablo Neruda du « Chant général » (Canto general). Mais le plus révélateur des textes d'inspiration whitmanienne est peut-être celui du Dominicain Pedro Mir, « Contracanto a Walt Whitman » (Je chante à nous-mêmes) dans lequel il inverse le point de vue précédent – le poète qui fait son éloge et se déploie dans ses semblables dans le fabuleux « Chant de moi-même » – pour affirmer l'identité antillaise et lutter pour la décolonisation de l’ensemble du pays que José Marti appela Notre Amérique, en opposition avec l'Amérique vorace qui finit par être et demeure encore aujourd'hui celle de Whitman.
Il n'était pas naïf. Piégé dans la réalité de son pays, il défendit à une époque l'expansionnisme des États-Unis. En remettant Whitman à sa place, le poète mexicain José Emilio Pacheco a écrit que « nous priver de Feuilles d'herbe à cause des éditeurs de Brooklyn (ceux auprès desquels le poète assuma les positions du Destin manifeste) reviendrait à nous appauvrir ».
Passons donc à la poésie de Whitman et à son énorme héritage. À l'occasion de son bicentenaire, le critique Richard Conway vient de signaler dans le quotidien Newsday : « En 2019, les États-unis sont aussi en colère, aussi divisés et aussi effrayés qu’à l’époque où Whitman a écrit son "Chant de moi-même" ».
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