Loipa Araújo : Un défi intellectuel, physique et émotionnel


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Loipa Araújo, un des joyaux de la culture cubaine

Loipa Araújo, un des joyaux de la culture cubaine, illustre à travers ses mains la discipline et la maîtrise d'un art. Âgée de 77 ans, ses pieds ne marquent plus les pas pour le public dans les théâtres, mais pour de centaines d’artistes dans des salons de divers pays. Les succès de ses élèves, admet-elle, l'émeuvent plus que les sien quand elle dansait. Les mains éloquentes de Loipa exposent sa vocation pour l'enseignement et la danse. Pour elle, un salon de ballet représente la réalisation, le bonheur ; mais « la danse n'est pas une tour de Babel où tu es danseur et où tu ne peux rien faire de plus. Avant tout tu es un être humain et dans la mesure où tu es une personne réalisée et complète, tu seras un meilleur artiste », assure la professeur du Royal Ballet de Londres, de l'Opéra de Paris, de La Scala de Milan et du Ballet Béjart de Lausanne, une femme qui continue à danser à travers son intellect et ses mains.

Le peuple de Cuba l’identifie comme un des « quatre joyaux » du Ballet national, avec Mirta Plá, Josefina Méndez et Aurora Bosch, car l'existence de l'école cubaine a été reconnue à partir de ces danseuses dans les concours internationaux. Le même critique qui affirmerait la dénomination de « joyaux », l'Anglais Arnold Haskell, a défini Loipa Araújo comme « exotique », « complexe », « une orchidée dans le jardin du ballet », « avec ses bras qui font de la musique et ses pieds intelligents ». Elle a été évoquée aussi bien par les meilleurs critiques du monde que par de nombreux poètes de sa terre. Pour le Prix National de Littérature, Angel Augier, Loipa a été la métaphore qui laisse enregistré pour toujours l'image dominatrice de la mer, « son admirable furie et sa flamme tenace de vagues et d’écume».

Danseuse du XXème siècle et maître du XXIème. Atypique et complète. Plusieurs audio-visuels de l'Institut Cubain de l'Art et de l'Industrie Cinématographique (ICAIC) recueillent des moments de ses répétitions avec Alicia Alonso, qui a été son patron de danseuse. On se rappelle de Loipa non seulement pour son interprétation des classiques, mais pour avoir marqué des rôles secondaires comme Bathilde quand Alicia dansait Giselle, le Destin qu’elle a incarné quand Alicia Alonso était Carmen ; et l'Oracle, en Œdipe Roi où Alicia était Yocasta. Loipa Araújo s’est imposée dans les diverses styles de danse : romantique, classique, néoclassique, contemporaine. Dans les années 70, elle a été membre des Ballets Roland Petit à Marseille. Elle a étrenné plusieurs œuvres du célèbre chorégraphe français comme Études et préludes, L’Arlésienne, Bénédictions, Septentrion ou Les intermittences du cœur, parmi d’autres. La télévision de Paris l’a filmée dans différentes pièces du répertoire du créateur, et la France l'a décorée, au début de l’année 2011, avec l'Ordre de la Légion d'Honneur, la plus haute distinction qu'accorde le gouvernement de ce pays européen.

Dans les années 50, à Cuba, quand vous avez commencé à étudier le ballet, il y avait divers préjugés sociaux autour de la profession de danseur et de danseuses. Pourquoi avez-vous parié sur l'art ?

Parce que c’est une vocation, et la vocation ne peut pas être expliquée. Mes parents étaient des professionnels, mon père un mélomane et ma mère jouait très bien le piano. Non seulement elle était enchantée de jouer des mélodies ; mais elle aimait composer. En plus elle était la maîtresse de maison, elle cuisinait et elle brodait merveilleusement ; mais je suis née avec la vocation de danser, je ne saurais dire pourquoi, et c’est précisément dans les années 50, durant mon adolescence, que je me suis rendue compte que c’était un peu plus qu'un goût, que c’était vraiment ma vocation. C'est pour cette raison que j'ai alors quitté la Société Pro-Arte Musical pour le Ballet Alicia Alonso.

En plus du ballet, avez-vous été attirée par l’étude d'une autre carrière, d’une autre discipline ?

En ces moments incertains, de 1956 à 1959, quand la compagnie a cessé d'exister car le gouvernement avait retiré la subvention, mon père et ma mère m'ont dit : « Ma petite fille, le ballet n'a pas de perspective, tu dois penser à quelque chose ». Je voulais étudier la diplomatie à l'université. Je me suis décidée de passer l’examen d’entrée en 1959 ; mais une tournée du Ballet National de Cuba (BNC) m'a emmenée hors du pays pendant sept mois, et quand je suis revenue ma vie était le ballet et seulement le ballet.

Quand on valorise l’histoire de la période de fondation de la compagnie et de l'école, dont vous avez fait partie, quels points ne doit-on pas oublier ?

On ne doit pas oublier les créateurs, ni ma génération, ni les apports de toutes les générations. Je crois que chaque génération qui arrive au BNC commence à le marquer, car la compagnie a été marquée par les danseuses et les danseurs précédents. Donc on ne peut pas les oublier, ni le répertoire du Ballet National dans les années 70, avec la splendeur de la chorégraphie cubaine créée par Alberto Méndez, Alberto Alonso, Gustavo Herrera et Iván Tenorio. Après, cet aspect chorégraphique de la compagnie est resté un peu en arrière, c'est-à-dire que les chorégraphes n'ont pas continué leur formation et, par conséquent, les générations d'aujourd'hui ne peuvent pas faire la même chose que la mienne, un jour danser un classique et le suivant un contemporain.   

Vous avez été appelée très jeune, avec un groupe de vos partenaires, pour donner des classes de ballet. Qu’a apporté cette expérience à votre formation comme danseuse ?  

Je crois que j'ai aussi appris à danser en enseignant. En apprenant à enseigner, j’ai appris à danser. Quant je réfléchis sur la façon d’expliquer un pas ou comment améliorer un détail, je réalise une introspection et je me dis : attend, ils font ce que je leur dis et moi je ne le fais pas. Dans mon cas particulier l’enseignement m'a beaucoup aidé, il m'a rendu beaucoup plus consciente, j’ai analysé chacun des mes pas et j’ai réfléchi sur ma danse. Grâce à cette opportunité, je me suis rendue compte que j’avais une autre grande vocation : l'enseignement. Je peux dire que c'est presque héréditaire, car mon père et ma mère étaient des grands professeurs, et ensuite ma sœur a été une magnifique professeur à l’université, c'est-à-dire que dans la famille nous avons les gènes de l'enseignement. Ma vocation s’est réveillée à ce moment, mais je n’ai pas enseigné parce que je devais arrêter la danse. C’étaient deux travaux que j'ai développés parallèlement et l’un a substitué l'autre d’une façon très naturelle, organique, avec le temps. Aujourd'hui je peux admettre que le succès des artistes avec qui je travaille me produit plus de satisfaction que ma propre danse.    

Vous avez chorégraphiez une œuvre pour le Ballet National de Cuba. Pourquoi n’avez-vous pas continué ?      

Parce que je l'ai un grand respect à la création. J'ai fait des chorégraphies entre 1956 et 1959, quand nous devions faire des programmes de concerts et que nous devions nous convertir en chorégraphes, en essayeuses, nous posions les éclairages, nous vendions les entrées. Ensuite j'ai créé une œuvre pour mon 30ème anniversaire, mais ce n’est pas quelque chose qui m'appelle, qui m’intéresse. Je préfère admirer la chorégraphie des autres. J'admire profondément le processus chorégraphique, voir comment les œuvres sont composées à travers Béjart – comme j’ai pu le faire –, Petit ou divers chorégraphes. C'est un travail fascinant, mais ce n’est pas quelque chose que je veux faire.

Beaucoup de vos élèves vous considèrent un des meilleurs maîtres du ballet du monde. Quelles caractéristiques ou quels enseignements sont constants dans vos classes et dans vos répétitions ?   

En principe, l’éthique, le respect envers le danseur, son école, partout où je suis. Je n'ai jamais prétendu que les artistes avec qui je travaille doivent changer leur manière de danser. Le principe d'un professeur est de tenter que le danseur danse mieux. Et ici, à Cuba, au sauvetage de la ligne artistique de ce qu’a été notre école. Mais toujours à partir du respect. Ma base fondamentale est le respect dans une classe, et le fait que les danseurs sentent que la classe est pour chacun d'eux, bien qu'il y en ait 25 dans un salon. J’essaye de les comprendre et de savoir qui a besoin de plus, qui a besoin de moins, qui a besoin d’une attention, ou d’un sourire. Cela aide beaucoup. Ensuite la discipline, une discipline qui n’est pas imposée, mais plutôt ta propre façon de te comporter, et là tu crées un espace où on travaille avec plaisir, avec le sourire, avec le désir et en s’efforçant à faire les choses le mieux possible. J'ai été éduquée ainsi et en sachant que cela a fonctionné avec moi et avec de nombreuses personnes de ma génération, cela m'a poussé à continuer sur cette voie.    

Aujourd'hui, une classe de ballet se prend un peu comme un échauffement musculaire alors que pour nous, la classe était le lieu où tu travaillais la technique. Après pendant la répétition,  tu mettais l’accent sur la partie artistique.

Quelles personnes ont influencé votre carrière ?

D'abord, mon cher grand-père, qui m’emmenait aux classes et me reprenait dans l'école. Mes parents, pour m'avoir énormément soutenue. Ma sœur, qui a été ma compagne dans un salon pendant de longues années et qui m'a ensuite donné un exemple de vaillance quant à affronter certaines situations. Mes professeurs, depuis la première, Cuca Martínez del Hoyo, en passant par Léon Fokine, Alberto Alonso, jusqu'à arriver entre les mains de Fernando Alonso, et la proche présence d'Alicia comme exemple vivant. L'expérience d'avoir pu travailler avec Asaf Messerer, Azari Plisetski qui m'a énormément aidée, Roland Petit, Maurice Béjart, et tant d’autres professeurs. Dans l’ancienne Leningrad avec Dudinskaya, avec Sergeyev, je pensais toujours que chaque maître pouvait m’apporter quelque chose, que je pouvais apprendre de chacun. Et ensuite la présence de mon second mari, Octavio Cortázar, pendant 30 ans de ma vie. Il m'a surtout aidé dans ce processus si difficile chez une danseuse quand elle sait qu'elle ne peut pas danser au niveau qu'elle voudrait et qu’elle doit s’éloigner peu à peu de la scène. Son appui a été inconditionnel et il m'a donné, en plus, la sécurité que je pouvais aller de l’avant quant à ma vocation pour l'enseignement.

Quand on parle de Loipa Araújo – danseuse –, votre nom est fréquemment associé à celui de trois autres figures essentielles du ballet à Cuba que le célèbre critique anglais Arnold Haskell a baptisé comme « les joyaux du ballet cubain ». Qu'est-ce qui a permis aux quatre d'avoir des qualités techniques et artistiques récompensées dans des concours internationaux et, à la fois, d’être des danseuses ayant des propres personnalités ?

Nous étions différentes et aucune n’a tenté de se superposer à l'autre. Il y a toujours eu un grand respect entre nous. En plus, du point de vue technique et artistique, nous avons eu d’excellents professeurs dédiés au groupe et ils nous incitaient toujours à être nous-mêmes dans notre façon de danser. Ils ne nous ont jamais dit : « non, ne le fais pas ainsi, tu dois le faire comme ça parce qu’Alicia le fait ainsi ». Nous l'avions comme exemple et, comme dans la vie, au début tu essayes d'imiter ; mais ensuite, quand nos caractéristiques de personnalité commençaient à surgir, ils nous ont laissé focaliser nos propres formes de voir les rôles, cela nous distinguait. La seule chose qu'ils nous signalaient : « ceci n'est pas dans le style, ceci n'est pas dans l'époque, ceci ne te vas pas bien ». Mais ils ne nous ont jamais dit : « non, ne le fais pas ainsi ». Ils ont laissé que nos personnalités se consolident et que nous obtenions une identification Loipa, Mirta, Aurora et Josefina.

Vous avez dansé des œuvres de Maurice Béjart, Alberto Alonso, Jorge Lefebre, Antonio Gades, Iván Tenorio, Jérôme Robbins, Alberto Méndez, Roland Petit, parmi d’autres chorégraphes, et, comme artiste invitée, vous avez dansé avec diverses compagnies comme le Théâtre de l’Opéra et le Ballet de Sofia ; les Ballets de Marseille ; le Bolchoï de Moscou ; l'Opéra de Nice ; le Ballet de Caracas ; et les Théâtres de l'Opéra d’Odessa et de Kiev, parmi d’autres. Dans quelle mesure ces expériences ont modelé votre vision professionnelle ?

Elle a été modelée par les enseignements qu’ils nous ont donné, dont rien n’est refusable a priori, mais que l’on doit analyser pour pouvoir incorporer ou pas ce qui paraît opportun. On ne peut pas refuser le monde, ni nier les autres écoles et les autres styles. Il faut les accepter, avec leur valeur réelle, jamais essayer d'imiter, mais toujours décider, à travers l'analyse, si c’est quelque chose que l’on peut incorporer.

Qu’ont les nouvelles générations de danseurs cubains en commun avec la votre ?

Pour beaucoup, l'amour pour le ballet. Chez certains on voit cette vocation très définie et il y a aussi une autre partie que je considère importante : ne pas penser que la danse est tout, car il y a beaucoup de choses autour d'elle et on doit être sensible à tout ce qui l'entoure.

Que distingue l'actuelle génération de la votre ?

Le monde est différent, le XXIème siècle n'a rien voir avec le XXème. Chaque génération répond à son temps et je considère que l’unique chose intelligente à faire, et je crois que c’est ce que nous avons fait, est de tenter de voir quelles choses de la génération précédente peuvent aller de l’avant, être assimilées et développées. Rien ne doit rester immobile, tout ce qui est immobile périt.

En ce moment les bases de l'École cubaine de ballet ne sont pas comme il y a 50 ans, et cela se remarque sur la scène. Que manque-t-il à l'École ?

Faire une auto-analyse. Il y a des moments de la vie sur lesquels on doit s'arrêter et voir où l’on est, ce qui a été perdu, ce qui a été gagné. Et cette auto-analyse manque. Je pense que nous avons gagné énormément ; mais dans la recherche d'autres choses nous avons perdu certains détails. C’est important d'aller au sauvetage de cela sans perdre l'autre. Il ne faut pas rejeter tout ce qui est nouveau, le niveau technique obtenu de nos jours est celui qu'il y a au niveau mondial ; mais nous avons besoin d'aller un peu au sauvetage de ces petites choses que nous avons oublié en chemin

Aujourd'hui plus d’une compagnie du monde sollicite la maître Loipa Araújo, que préférez-vous : faire des répétition avec une compagnie, conseiller des spectacles, offrir des classes ou entraîner un danseur ou un duo en particulier ?

Je suis heureuse dans un salon de ballet, je sue en premier pour pouvoir exiger la sueur des autres. Donc si je ne fais pas d'exercices et si je ne sue pas, je ne peux pas donner une classe. Il me semblerait que les élèves me regarderaient en disant : elle nous demande de travailler et elle ne travaille pas. J'ai ma conscience très tranquille parce que j'ai fait mes exercices avant eux et je peux les exiger ; mais je suis heureuse dans n’importe quel salon quand je donne une classe, une répétition, et je me sens aussi immensément heureuse en entraînant un duo pour interpréter un rôle ; car on travaille l'aspect psychologique, l'histoire.

Le défi de l’essayeuse est celui de ne pas imposer sa vision, ni sa personnalité aux personnes avec lesquelles on travaille. Au contraire, il s’agit de voir quelles sont les facettes, les particularités de ce duo, et essayer que les artistes trouvent leur propre chemin dans le style et l'époque.

Oseriez-vous mentionner des noms de danseurs chez lesquels vous avez laissé une empreinte ? 

Non, je ne dois pas le dire. J’essaye de livrer mon cœur et mon tout. Ce sera le temps et se seront eux qui, plus tard dans leurs carrières, diront si j’ai laissé quelque chose. Cela ne me revient pas de le dire. La seule chose que je tente est de bien accomplir l'œuvre de ma vie.


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