Bicentenaire


bicentenaire

Extrait du roman Bicentenaire

L’étudiant descendait la colline en caressant le sol de ses pas pour ne pas réveiller son frère qui dormait encore dans la chambre commune la tête sous l’oreiller, la bouche heureuse tétant un pouce et toute la paix du monde régnant sur le visage, une paix durable comme l’enfance et fragile comme elle, une paix hors contexte sur cette face d’ange délocalisée faisant mal corps avec la suite, les bras, le torse, les jambes, jusqu’à la plante des pieds, tatoués de héros et de slogans hétéroclites : Guevara, Wycleef Jean, Tim Duncan, shoot to kill, les femmes c’est de la merde, les rats pourrissent dans leur trou, je veux tout, peace and love. Les réveils étaient douloureux, violents, et l’étudiant n’avait pas le cœur à engager le combat avec ce corps livre et spectacle qui voulait dire en même temps chaque chose et son contraire.

Il ne fallait pas non plus réveiller les voisins : deux fillettes en petite culotte peu importaient le jour et l’heure, qui tapaient l’une sur l’autre dès leur première apparition, se consolaient du match nul en tournant leur colère vers un petit garçon entièrement nu à part sa chemisette aux couleurs de son rhume et qui, lui, s’entraînait à hurler, comme une mesure préventive, avant la première baffe, continuait pendant la raclée, tirant sur le volume jusqu’à ce que ses cris finissent par alerter le corps sec de la mère, sa peau tendue par la misère, son éternelle mauvaise humeur, qui bondissait dans la cour pieds nus et en chemise de nuit, les mains lourdes de conséquences, et tapait sur tout le monde en hurlant elle aussi, de sorte qu’on ne pouvait dire quel était le bourreau, quelles étaient les victimes.

Les fillettes dormaient encore, et l’étudiant descendait la colline sans faire de bruit, en se disant que si jamais il lui arrivait d’écrire un roman il en écrirait un dont le héros serait le silence, un livre du regard faisant l’économie du bruit. Quel passant le croirait s’il allait lui confier que son bonheur de la journée était fait, qu’il ne s’attendait à aucun grand bonheur : une pensée pour Ernestine, une autre pour l’Etrangère et une troisième pour la mer, qu’il descendait la colline sans penser à plus, ni à bien ni à mal, pas même à sa vie qu’il allait risquer, se contentant d’apprécier que, contrairement à la veille, ce matin-là il faisait soleil. Le tendre soleil de décembre qui ne vous brûle pas la cervelle comme les durs rayons des mois difficiles, septembre et octobre avec leurs exigences de rendement et leurs charges administratives. Il aimait ce soleil de décembre qui se levait, léger, comme n’ayant rien à voir avec la flambée des prix, la rentrée universitaire, toutes les charges de la vie courante des mois précédents, la plus lourde de toutes, la corvée du retour à l’arbre dans la chaleur de septembre, les retrouvailles avec l’enfance, les filles des premières amours transformées par le temps en de robustes paysannes aux jambes arquées comme Pelé, avec des voix de certificat d’études primaires, des voix pleines de défiance et de reproches, respect dû à la réussite et haine envers le traître, des voix en mal de compréhension, lui rappelant que tu nous trouvais jolies quand nous avions sept ans et tu guettais, sournois, l’absence des adultes pour nous mettre la main dans des lieux interdits, pour rire et par désir aussi. Qu’elles étaient douloureuses, ces confrontations obligées avec les filles du mal d’enfance, pathétiques et sublimes de vaines attentes fondées sur le souvenir, leur légèreté debout à la pointe du sein, leurs bras tendus du fond des yeux, leur pauvreté de souveraines offertes mais candides qui lui parlaient comme dans un jeu : fais voir tes mains, prenaient acte de la distance : comme tes mains ont changé, concluaient, résignées : tu as des mains de philosophe, et laissaient le reste au silence. Ah ! Quel bonheur, ces retrouvailles, si leurs yeux ne lui disaient pas tu pues l’odeur de la grande ville, pourquoi es-tu parti sans nous ? Si lui ne se demandait pas quel adulte il serait devenu si… Et le moment le plus pénible quand, installée sur sa chaise basse, les paumes croisées sur sa canne, aveugle, et toute de lumière, l’oreille épiant le moindre geste, sa mère lui demandait des nouvelles du petit.

Et lui ne savait que répondre, sachant que derrière le vide de ses yeux elle percevait quand même l’étendue du désastre, que sa douleur et son inquiétude perçaient sans trop d’efforts le mur de cécité mais rusaient avec le mensonge pour la protéger, elle, par besoin d’illusions. Lucien, je veux avoir des nouvelles du petit ! Et lui ne trouvait pas de bonne réponse, jouait mal son rôle de messager, perdait la face devant l’Aveugle, se savait nu, cherchait l’ombre et cachait son visage derrière ses mains de “philosophe”, se réfugiait dans le silence, disait les choses à l’intérieur. Ah, Ernestine Saint-Hilaire, il n’y a pas que tes yeux qui ont perdu la vue ! Car en vain tu insistes en tapant le sol de ta canne. Et tu as beau crier : Ernestine Saint-Hilaire, moi Noire, je veux que tu me donnes des nouvelles du petit ! Ce qui est fait est fait. Tais-toi, ma mère, laisse faire le silence.

Tellement il y a longtemps que le petit a grandi vite dans les bas-fonds de Port-au-Prince. Tellement il y a longtemps que le petit ne veut plus entendre parler ni de mère ni de Plateau central. Tellement le petit ça fait longtemps que sa tête, son corps, ses rêves et son absence de rêves t’ont laissée accrochée dignement à ta lointaine histoire, clouée comme une relique aux branches desséchées de ton arbre généalogique. Ernestine Saint-Hilaire, je n’ai rien à te dire ! Et la mère – Ernestine Saint-Hilaire, moi Noire, qui ai envoyé mes enfants faire leurs études à Port-au-Prince – qui n’a jamais parlé de quoi que ce soit, le soleil, la lune, le matin, la sécheresse, la pluie, le grand baume et le petit baume sans y mettre l’emphase, Ernestine Saint-Hilaire, moi Noire, qui n’a jamais su faire la paix avec le silence, qui a toujours pris la parole pour le seul exorcisme, fouillait dans son panier de vérités en quête d’une langue d’espérance, un parler en dépôt qui chasserait le malheur à coups de formules et d’images : un mal, c’est toujours pour un bien, faut voir l’avers de la médaille, quand vous aurez de bons emplois… basculait dans le doute, trébuchait malgré elle sur une parole plate, ras sol, sans envergure, cafouillait, bafouillait et perdait la bataille contre le désespoir : y a trop d’idées à Port-au-Prince, le petit n’est pas né pour se battre contre les idées, j’aurais dû le garder ici, mais qu’est-ce que j’aurais fait avec l’un qui sait lire et l’autre qui végète ! Et l’étudiant se cachait le visage, donnait dos à l’Aveugle : Ernestine Saint-Hilaire, que j’ai mal quand tu te lamentes ! Et toi qui continues, qui parles en vain, courbée par la défaite et droite comme l’orgueil, qui te cherches une explication, une logique, un mea culpa : Et toute cette violence qui nous arrive des transistors ! Les voisins me rapportent tout, moi je n’écoute pas la radio, ça parle tout le temps de la mort. Le petit n’est pas né pour se colleter à la violence, souviens-toi comme il était doux… Et l’étudiant avait envie de crier que quatre ans ne suffisaient pas pour lui donner statut d’aîné, qu’il souffrait qu’elle ne lui ait jamais dit : et toi, Lucien, comment vas-tu ? mais seulement : il t’en reste encore pour combien de temps ? Et puis, merde, que je t’aime, Ernestine Saint-Hilaire, mais est-ce qu’ici dans cette campagne pourrie que le petit veut oublier, vous ne continuez pas à vous couper la tête pour une poignée de haricots et quelques épis de maïs ! Et Ernestine, de nouveau forte, parlant de choses qu’elle connaissait, de sa violence à elle, à son aise dans son terroir, dans son pays à elle, éternel et inaliénable : Oui, la tête, et aussi les mains. Va-t’en le dire, Lucien, à tes profs qui croient tout savoir ! Ici on a les idées claires. Ecoute ce que te dit Ernestine Saint-Hilaire. Moi Noire, je sais de quoi je parle. Ici, c’est clair comme l’eau des cruches qu’un tel devra mourir demain : le voisin a perdu son veau, et c’est écrit dans nos usages que tout empoisonneur connaîtra lui aussi la raideur du poison. Ici, c’est clair comme la lumière d’un matin de dimanche de Pâques que tel nourrisson qui babille au mitan de la saison sèche ne connaîtra pas l’eau des pluies, car la querelle n’est pas vidée entre les deux familles, et bien des nourrissons sont appelés à mourir. Ici, il y a des règles et les idées sont claires !


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