Notre Amérique (Deuxième partie)


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Et puis, dans quelle patrie un homme peut-il ressentir plus d’orgueil que dans nos républiques douloureuses d’Amérique, érigées, au milieu des masses d’Indiens muettes, dans le fracas de la lutte entre le livre et le chandelier, par les bras ensanglantés d’une centaine d’apôtres ? Jamais, de facteurs si décomposés, on n’a vu se créer en moins de temps historique des nations si avancées et si compactes. L’orgueilleux croit que la terre a été faite pour lui servir de piédestal[17], parce qu’il a la plume facile ou le verbe haut en couleurs, et il taxe sa république natale d’incapable et d’irrémédiable[18], parce que ses forêts nouvelles ne lui procurent pas la façon d’aller sans cesse par le monde tel un cacique fameux, guidant des juments de Perse et faisant couler le champagne à flots. L’incapacité n’est pas le fait du pays naissant, qui demande des formes qui s’y accommodent et une grandeur utile, mais de ceux qui veulent régir des peuples originaux, à la composition singulière et violente, au moyen de lois héritées de quatre siècles de libre-pratique[19] aux Etats-Unis, de dix-neuf siècles de monarchie en France[20]. D’un décret d’Hamilton[21], on ne pare pas le coup de poitrail du cheval du llanero[22]. D’une phrase de Sieyès[23], on ne fluidifie pas de nouveau le sang coagulé de la race indienne[24]. Là où l’on gouverne, il faut tenir compte de ce qui est pour bien gouverner ; et le bon gouvernant en Amérique, ce n’est pas celui qui sait comme on gouverne l’Allemand ou le Français, mais celui qui sait de quels éléments son pays est fait et comment il peut les conduire ensemble pour parvenir, par des méthodes et des institutions nées du pays même, à cet état désirable où chaque homme se connaît et œuvre, et où tous jouissent de l’abondance que la Nature a mise au profit de tous dans le peuple qu’ils fécondent de leur travail et défendent de leurs vies. Le gouvernement doit naître du pays. L’esprit du gouvernement doit être celui du pays. La forme du gouvernement doit s’adapter à la constitution propre du pays. Le gouvernement n’est rien d’autre que l’équilibre des éléments naturels du pays[25].

Aussi le livre importé a-t-il été vaincu en Amérique par l’homme naturel. Les hommes naturels ont vaincu les clercs artificiels. Le métis autochtone a vaincu le créole exotique. Il n’y a pas de bataille entre la civilisation et la barbarie[26], mais entre la fausse érudition et la nature[27]. L’homme naturel est bon[28], et respecte et récompense l’intelligence supérieure tant que celle-ci ne se prévaut pas de sa soumission pour le blesser, ou ne l’offense pas en se passant de lui, ce qui est là quelque chose que l’homme naturel ne pardonne pas, disposé comme il l’est à récupérer par la force le respect de celui qui le blesse dans sa susceptibilité ou porte préjudice à son intérêt. C’est du fait de cette conformité avec les éléments naturels dédaignés que les tyrans d’Amérique sont montés au pouvoir ; et ils sont tombés dès qu’ils les ont trahis. Les républiques ont purgé dans les tyrannies leur incapacité à connaître les éléments véritables du pays, à en dériver la forme de gouvernement et à gouverner avec eux. Gouvernant, dans un peuple nouveau, veut dire créateur.

Chez des peuples composés d’éléments cultivés et incultes, ce sont les incultes qui gouverneront du fait de leur habitude d’attaquer et de régler les doutes de la main, là où les cultivés n’apprendraient pas l’art du gouvernement. La masse inculte est paresseuse et timide dans les choses de l’intelligence, et elle veut qu’on la gouverne bien ; mais si le gouvernement la blesse, alors elle s’en débarrasse et se met à gouverner, elle. Comment les gouvernants pourraient-ils sortir des universités alors qu’aucune université d’Amérique n’enseigne les rudiments de l’art du gouvernement, qui est l’analyse des éléments particuliers des peuples d’Amérique ? Les jeunes se lancent dans le monde à l’aveuglette, chaussés de lunettes yankees ou françaises, et aspirent à diriger un peuple qu’ils ne connaissent pas. Il faudrait interdire l’entrée dans la carrière de la politique à ceux qui ignorent les rudiments de la politique. Les prix des concours doivent être décernés non à la meilleure ode, mais à la meilleure étude des facteurs du pays où l’on vit. Du journal, de la chaire universitaire, de l’académie, il faut faire progresser l’étude des facteurs réels du pays. Il suffit de les connaître sans œillères ni détours, car celui qui écarte, par volonté ou oubli, une partie de la vérité finit par chuter à cause de la vérité qui lui a fait défaut, laquelle croît dans la négligence et renverse ce qui se dresse sans elle. Il est plus facile de résoudre le problème après en avoir connu les éléments que de résoudre le problème sans les connaître. L’homme naturel arrive, indigné et fort, et abat la justice accumulée des livres parce qu’on ne l’administre pas en fonction des besoins patents du pays. Connaître, c’est résoudre. Connaître le pays et le gouverner selon la connaissance, c’est la seule manière de lui éviter des tyrannies. L’université européenne doit céder devant l’université américaine. Il faut enseigner du bout des doigts l’histoire de l’Amérique, depuis les Incas jusqu’à nos jours, même si on n’enseigne pas celle des archontes de Grèce. Notre Grèce à nous est préférable à la Grèce qui n’est pas nôtre. Elle nous est plus nécessaire. Les hommes politiques nationaux doivent se substituer aux hommes politiques exotiques. Que l’on greffe le monde sur nos républiques, soit, mais le tronc doit être celui de nos républiques. Et que le cuistre vaincu se taise, car il n’est pas de patries où l’homme puisse avoir plus d’0rgueil que dans nos douloureuses républiques américaines[29].

La Revista Ilustrada de Nueva York, 1er janvier 1891 El Partido Liberal (Mexico), le 30 janvier 1891 Obras Completas, t. 6, pp. 15-23

Notes:

[17] C’est là, presque mot pour mot, l’idée qu’il a évoquée dans sa lettre à Ricardo Rodríguez Otero, datée du 10 mai 1888 : « La patrie exige des sacrifices. Elle est autel, non piédestal. On la sert, on ne la prend pas pour s’en servir. » (Epistolario, II, p. 32.)

[18] Irredimible (irrécupérable), qui semble plus logique, dans La Revista Ilustrada.

[19] Martí emploie ici une expression plutôt vague ou du moins guère courante : práctica libre. Je la traduis telle quelle parce que je présume que c’est à dessein, la calquant juste d’une forme habituelle en français, comme on écrit « libre-échange », « libre-pensée » ou encore « libre-service ». Je ne crois pas que l’on puisse, sans forcer le sens ou le réduire, la traduire par « libre gouvernement », selon des traductions antérieures : la « pratique » ici, de mon point de vue, est plus vaste que le simple gouvernement, et implique les mœurs, les manières de faire et de penser, les us et coutumes, les institutions, etc.

[20] Il y a là exagération manifeste de Martí : si l’on fait remonter la « naissance de la nation » française à Clovis et aux Mérovingiens, donc au Ve siècle, ce ne sont plus que quatorze siècle d’histoire, car on ne saurait considérer les roitelets francs antérieurs en représentants de cette monarchie qu’il évoque... !

[21] Martí fit ici allusion au fait qu’Hamilton rédigea de 1787 à 1788 une série d’articles visant à promouvoir la nouvelle constitution qui renforçait le pouvoir fédéral et regroupés en un livre intitulé The Federalist. « Né dans les Antilles britanniques et mort à New York, au cours d’un duel, Alexander Hamilton, après avoir servi lors de la guerre d’Indépendance auprès du général Washington, se laisse attirer par la vie politique et se fait le champion du renforcement du pouvoir fédéral. Il participe à la convention de Philadelphie (1787) et mène une active campagne pour obtenir, dans l’État de New York et ailleurs, la ratification du projet de Constitution. Il entre dans le cabinet du président Washington et occupe le poste de secrétaire au Trésor. Son objectif primordial est de développer l’économie de la jeune République, donc d’augmenter les droits de douane qui donneront au gouvernement de véritables ressources, de créer une banque centrale qui assainira les pratiques du crédit, de permettre l’essor de l’industrie et de l’agriculture. Ce programme est combattu par les jeffersoniens, qui craignent un gouvernement fort et une société industrialiste. Mais Hamilton bénéficie du soutien du président Washington et, sous sa direction, le Parti fédéraliste remporte de notables succès. John Adams, qui succède à Washington, s’entend mal avec Hamilton, lequel retourne à ses affaires privées, tout en conservant un rôle dans la vie politique de New York. Par bien des aspects, Hamilton est un homme d’État moderne, qui prépare l’avenir de son pays. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

Federalist Papers : « Série de quatre-vingt-cinq articles signés "Publius" et publiés entre octobre 1787 et août 1788 dans le New York Packer. Leurs auteurs étaient trois des personnalités dont le rôle avait été fondamental dans la rédaction de la Constitution des États-Unis : Alexander Hamilton (1755-1804, qui fut l’âme de l’entreprise et écrivit près des deux tiers des articles), James Madison (1751-1836, futur président des États-Unis) et John Jay (1745-1829, qui devint président de la Cour suprême). Le but des trois hommes était de dissiper les réticences, particulièrement vives dans l’État de New York (dont l’accord était indispensable) à l’égard de la Constitution, en tentant d’en décrire, expliquer et justifier les divers articles. Les Federalist Papers s’articulent autour de quatre thèmes principaux : grandeur et décadence d’un système politique libre et démocratique ; défense et illustration du fédéralisme ; critique sévère de la Constitution précédente (Articles of Confederation) ; analyse et apologie de la Constitution proposée. Remarquablement écrits, les Federalist Papers sont devenus un texte classique parce qu’ils sont à la fois le meilleur exposé des intentions des constituants américains (la Cour suprême s’y réfère souvent dans ses arrêts) et un exemple stimulant de la pensée politique nord-américaine, particulièrement féconde au XVIIIe siècle. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[22] « On appelle llanos la savane couvrant l’ensemble des plaines, en forme de croissant, qui s’étendent de l’Orénoque au pied des Andes vénézuéliennes et colombiennes au nord du 4e degré de latitude nord. Cette savane, ponctuée d’arbustes (chaparro : Curatella americana), est périodiquement incendiée. Des forêts galeries accompagnent les fleuves qui, sur les glacis préandins, forment des chenaux anastomosés avant de divaguer en méandres dans la plaine alluviale. Le climat des llanos est chaud (tous les mois ont une température moyenne supérieure à 20º C), marqué par l’alternance d’une saison sèche et d’une saison humide. Pendant cette dernière, l’invierno (hivernage), les fleuves débordent et inondent partiellement les llanos. / Les llanos, autrefois parcourus par des Indiens qui vivaient de chasse et de cueillette, sont actuellement des plaines d’élevage bovin extensif, pratiqué dans des exploitations de plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’hectares. La terre des llanos, surtout lorsque la maîtrise de l’eau est correctement assurée par irrigation et drainage, est favorable aux cultures tropicales. » (Encyclopædia Universalis 2004.) Le llanero est donc celui qui s’occupe des troupeaux de bovins et, comme son collègue, le cow-boy étasunien, est constamment à cheval. Dans le contexte où le situe Martí, il est l’exemple de l’homme « naturel », vivant une vie à l’écart de la « civilisation », et donc l’antipode de l’homme d’Hamilton. Si Martí avait écrit ce texte trente-huit ans plus tard, il aurait sans doute cité comme exemple le plus fameux roman de Rómulo Gallegos, Doña Bárbara (1929), dont l’héroïne incarne en quelque sorte les mœurs « naturels » face à la « culture » et aux lois.

[23] Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836). Né à Fréjus, fils d’un directeur de la poste aux lettres, Emmanuel Sieyès se voit refuser l’ordination au séminaire de Saint-Sulpice pour manque, au moins apparent, de vocation ; il réussit à se faire ordonner prêtre ailleurs et se retrouve grand vicaire de l’évêque de Chartres en 1787. En janvier 1789, il lance la brochure qui le rend aussitôt célèbre : Qu’est-ce que le tiers état ? - ce tiers état qui, de fait, est tout et qui, tenu pour rien, demande à devenir quelque chose. Rejeté par les électeurs de l’ordre du clergé, il se fait élire député de Paris par les électeurs du tiers. Durant tout le mois de juin 1789, lors du serment du Jeu de paume et de la constitution de l’Assemblée nationale comme telle, il joue le rôle le plus actif au premier rang. Et puis, très vite, il cesse de faire figure d’entraîneur et de leader : l’abbé Sieyès semble s’escamoter lui-même. / En surface, il ne se manifeste que par des intrigues assez souvent réactionnaires ; c’est qu’il met tous ses soins à proposer et à laisser se répandre son propre mythe : celui d’un très profond penseur qui élabore en grand secret et en parfaite sagesse la meilleure constitution imaginable. Le comique, c’est que, chaque fois qu’il proposera ouvertement un projet constitutionnel quelconque (en 1791 à la Constituante, en 1793 et derechef en 1795 à la Convention, en 1799 à Bonaparte), ses idées seront jugées atrocement compliquées, péniblement imprécises, passablement ridicules, quelque chose comme Le Chef-d’œuvre inconnu du Frenhoeffer de Balzac, et chaque fois il réussira à conserver toujours intacte, dans le naufrage de son projet, son auréole d’oracle suprême en matière de droit constitutionnel. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[24] Préoccupation de longue date que celle-ci de Martí, puisqu’on la trouve dès 1878 dans sa brochure sur le Guatemala. Mais elle apparaît aussi dans son discours du 21 mars 1881 au Club de commerce de Caracas : « Il faut ouvrir un large lit à la vie continentale qui, tarie en chacun de nous, nous inquiète et nous suffoque ; il faut donner des ailes à tous ces gémissements, un emploi à notre génie oisif qui, en se dégoûtant des vers, perd les heures qu’il devrait employer à le féconder... il faut rendre au concert humain interrompu la voix américaine qui s’est congelée à une heure triste dans la gorge de Netzahualcóyotl et de Chilam ; il faut dégeler, au feu de l’amour, des montagnes d’homme ; il faut extirper, d’un main inébranlable, des racines corrompues ; il faut équiper les armées pacifiques afin qu’elles promènent une même bannière depuis le Bravo, sur les marges duquel chevauche l’Apache indompté, jusqu’à l’Arauco dont les eaux étanchent la soif des aborigènes invaincus, comme si l’arrogante Amérique devait avoir pour limites sur ses bords de terre, comme un serein symbole, des tribus non domptées depuis trois siècles, et à l’orient et à l’occident des mers qui n’appartiennent qu’à Dieu et aux oiseaux ; il faut changer en hymnes gigantesques, aux accents brûlants desquels les monts émus s’ébranleraient et jetteraient par les vallées et les plateaux les peuples jetés depuis des centaines d’années par la crainte dans leurs tanières et leurs défilés, il faut changer en hymne gigantesque cette gentille cohorte de strophes languides, flétries et lâches, et toutes démembrées, parce que les unes ne se complètent pas des autres, qui errent aujourd’hui tristement pâles comme des vierges stériles au milieu des cyprès qui ombragent le sépulcre encore chaud du passé. » (Obras Completas. Edición Crítica, La Havane, 2003, Centro de Estudios Martianos, t. 8, pp. 41-42.)

[25] Ces concepts ne sont pas nouveaux chez les penseurs de l’Indépendance latino-américaine : déjà Bolívar et avant lui Francisco de Miranda avaient réfléchi sur cette question. Présentant son projet de Constitution au Congrès d’Angostura, le 15 février 1819, Bolívar refuse de copier la Constitution des Etats-Unis : « Je n’ai jamais eu l’idée, tant s’en faut, d’assimiler la situation et la nature des deux Etats aussi différents que l’anglais américain et l’américain espagnol. Ne serait-il pas très difficile d’appliquer à l’Espagne le code de liberté politique, civile et religieuse d’Angleterre ? Eh bien, il est encore plus difficile d’adapter au Venezuela les lois du Nord de l’Amérique. L’Esprit des lois n’affirme-t-il pas que celles-ci doivent être propres pour le peuple pour lequel elles se font ; que c’est un grand hasard que celles d’une nation puissent convenir à une autre ; que les lois doivent être relatives au physique du pays, au climat, à la qualité du terrain, à sa situation, à son étendue, au genre de vie des peuples ; se rapporter au degré de liberté que la Constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs coutumes, à leurs manières ? Voilà le code que nous devrions consulter, et non celui de Washington ! » (Simón Bolivar. La vigencia de su pensamiento, La Havane, 1982, Casa de las Américas, p. 110.) Il n’empêche qu’il prônera ensuite l’adaptation de la Constitution anglaise. Bien entendu, Martí écrit soixante-dix ans après, de sorte que ses analyses bien plus fouillées partent de l’expérience qu’il tire de l’évolution des républiques latino-américaines, de leurs erreurs et de leurs acquis.

[26] Civilisation/barbarie ! Allusion tout à fait explicite à la fameuse thèse que Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888) avance dans son Facundo o Civilización contra barbarie (1845). Aux analyses raciales - pour ne pas dire racistes - de Sarmiento : l’Indien est inférieur, est un lest pesant dans la marche de la civilisation blanche en Amérique et doit donc être exterminé, Martí oppose constamment, on l’a vu, une vision historique des choses, l’Indien étant devenu ce qu’il est à cause de siècles de domination et d’exploitation blanches. Sur ce point, cf. Jean Lamore, José Martí et l’Amérique, t. 1, Pour une Amérique unie et métisse, Paris, 1986, L’Harmattan, pp. 125-129. Cf. aussi mes analyses et les textes de Martí in Il est des affections d’une pudeur si délicate... Lettres à Manuel Mercado, traduites et annotées par Jacques-François Bonaldi, Paris, 2004, L’Harmattan, p. 396, note 689. Sur Martí et Sarmiento, cf. id., pp. 262-263, note 441.)

Martí avait déjà dénoncé en 1884, parlant des tentatives de l’Angleterre de s’emparer de l’Egypte, « ce prétexte indécent... en vertu duquel des ambitieux qui savent le latin ont le droit naturel de voler leur terre à des Africains qui parlent arabe ; ce prétexte en vertu duquel la civilisation, qui est le nom commun correspondant censément à l’état actuel de l’homme européen, a le droit naturel de s’emparer de la terre d’autrui appartenant à la barbarie, nom que ceux qui convoitent la terre d’autrui donnent à l’état actuel de tout homme qui n’est pas d’Europe ou de l’Amérique européenne, comme si, comparant une tête et une autre, un cœur et un autre, un pressureur d’Irlandais ou un canonneur de cipayes valait mieux que l’un des Arabes prudents, amoureux et désintéressés qui, sans être échaudés par la défaite ou s’effrayer devant le nombre, défendent leur patrie, mettant leur espoir en Allah, une lance dans chaque main et un pistolet entre les dents. » (« Una distribución de diplomas en un colegio de los Estados Unidos », La América, juin 1884, O.C., t. 8, p. 442.) 

[27] Non pas entre culture et nature, selon la fameuse antinomie, mais entre fausse érudition et nature ! « ...à la polémique évidente avec Sarmiento et à la réfutation de sa thèse aussi fameuse que fausse, Martí, qui a contesté la prétendue condition barbare de nos peuples face à la condition civilisée des métropolitains, ajoute une autre remise en cause : celle de la culture comme opposée à la nature. Bien qu’il existe des approches inestimables de ce thème, il reste encore à étudier en profondeur le concept de nature chez Martí, surtout quand, en l’occurrence, il en parle en rapport avec la civilisation ou culture. L’idée des Lumières, que recueillerait la pensée bourgeoise postérieure (et dont le philosophe néo-kantien Rickert donnerait une formulation très divulguée), selon laquelle il existe une rupture radicale entre la nature, ce qui existe en soi, et la culture, autrement dit ce qui a été fait artificiellement par l’homme, ne correspond pas à la vérité. / Un procédé cher à la pensée bourgeoise métaphysique et antidialectique "exclut de l’histoire", pour reprendre les mots de Marx et d’Engels, "le comportement des hommes envers la nature... [et] engendre l’antithèse nature/histoire". Ce que Martí considère en revanche comme opposé à la Nature, c’est la fausse érudition. Remarquons bien : non l’érudition (dont il était un exemple vivant), mais la fausse érudition... Face à cette remarque martinienne, on est tenté de penser à la "fausse conscience", qui est une des acceptions péjoratives en l’occurrence du terme "idéologie" dans la pensée marxiste. Par ailleurs, la Nature à laquelle se réfère Martí... n’est pas la Nature dont l’homme serait absent. "L’homme naturel" dont il parle devient aussitôt le "métis autochtone", un concept ô combien complexe, voire apparemment paradoxal... car "le métis" implique des êtres antérieurs qui se sont mêlés entre eux, ce qui ne l’empêche pas de le qualifier d’"autochtone". En réalité, il fait allusion à une histoire qui est née d’autres histoires, mais qui a atteint sa propre authenticité. Il ne s’agit donc en l’occurrence d’un être ahistorique (ce que ni Martí ni assurément Rousseau ne proposèrent), mais d’un être doté d’une histoire et d’une culture à soi, peu importe ce qu’il doive à d’autres histoire ou cultures. Déjà Marx avait signalé dans ses Manuscrits de 1844 que "l’histoire est la vraie histoire naturelle de l’homme" ». (Roberto Fernández Retamar, « El credo independiente de la América Nueva », Anuario del Centro de Estudios Martianos, La Havane, nº 14, 1991, pp. 157-158.)

[28] Curieux écho des idées de Rousseau, pour qui l’homme naissait bon et finissait par être corrompu par la société. J’ignore si Martí eut un commerce assidu avec le Genevois. Les renvois dans ses Œuvres complètes (à peine sept) sont tout à fait élémentaires, même s’il le classe dans ses « Fragments » parmi les « libérateurs de l’humanité » (O.C., t. 22, p. 316.)

[29] On notera cette reprise presque à l’identique de l’idée formulée un peu plus haut.

Traduit et annoté par Jacques-François Bonaldi

 


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