Notre Amérique (Quatrième partie et Fin)


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De tous ses dangers, l’Amérique est en train de se sauver. La pieuvre est endormie sur certaines républiques. Telles autres, du fait de la loi de l’équilibre, se lancent à pied sur la mer pour rattraper, avec une hâte folle et sublime, les siècles perdus. Telles autres, oubliant que Juárez se déplaçait dans un attelage de mules, prennent un coche de vent et en guise de cocher une bulle de savon ; le luxe vénéneux, ennemi de la liberté, pourrit l’homme léger et ouvre la porte à l’étranger. Telles autres trempent, dans l’esprit épique de l’indépendance menacée, leur caractère viril. Telles autres incubent, dans la guerre rapace contre leur voisin, la soldatesque qui peut les dévorer. Mais notre Amérique court peut-être un autre danger, qui ne provient pas d’elle-même, mais de la différence d’origines, de méthodes et d’intérêts entre les deux facteurs continentaux, et c’est l’heure proche où un peuple entreprenant et en plein essor, qui la méconnaît et la dédaigne, s’approchera d’elle, lui demandant des relations intimes,[50]. Et comme les peuples virils, qui se sont faits d’eux-mêmes à force de carabines et de lois, aiment les peuples virils et n’aiment qu’eux ; comme l’heure du déchaînement et de l’ambition, dont l’Amérique du Nord se délivrera peut-être du fait de la primauté du plus pur de son sang, ou bien alors où pourraient la lancer ses masses vindicatives et sordides, la tradition de conquête et l’intérêt d’un caudillo habile, n’est pas encore si proche, même aux yeux du plus ombrageux, qu’elle ne laisse le temps de faire preuve de la fierté, continuelle et discrète, par laquelle on pourrait lui faire face et la détourner ; comme sa dignité de république met à l’Amérique du Nord, face aux peuples attentifs de l’univers, un frein que la provocation puérile ou l’arrogance ostentatoire ou la discorde parricide de notre Amérique n’aura pas à lui ôter, le devoir urgent de notre Amérique est de se montrer telle qu’elle est, une dans l’âme et dans la tentative, vainqueur rapide d’un passé suffoquant, uniquement souillée du sang de l’engrais que la bataille contre les ruines arrache aux mains et de celui des veines que nos maîtres nous ont laissées tailladées. Le dédain du voisin formidable qui ne la connaît pas est le plus grand danger que court notre Amérique ; et il est urgent, parce que le jour de la visite est proche, que le voisin la connaisse, la connaisse vite pour qu’il ne la dédaigne pas. La convoitise risquerait peut-être de s’y infiltrer par convoitise. Par respect, après l’avoir connue, elle en ôterait les mains. Il faut avoir foi dans le meilleur de l’homme et se méfier du pire. Il faut donner l’occasion au meilleur, afin qu’il se révèle et prime sur le pire. Sinon, le pire primera. Les peuples doivent avoir un pilori pour quiconque les excite à des haines inutiles, et un autre pour quiconque ne leur dit pas la vérité à temps.

Il n’y a pas de haines de races, parce qu’il n’y a pas de races. Les penseurs chétifs, les penseurs de lampes de chevet, tissent et réchauffent les races de bibliothèques que le voyageur juste et l’observateur cordial cherchent en vain dans la justice de la Nature où prévaut, dans l’amour victorieux et l’appétit turbulent, l’identité universelle de l’homme. L’âme émane, égale et éternelle, des corps divers en formes et en couleurs. Il pèche contre l’Humanité quiconque fomente et propage l’opposition et la haine des races[51]. Mais, dans l’entremêlement des peuples, on voit se condenser, dans la proximité d’autres peuples divers, des caractères particuliers et actifs, d’idées et de coutumes, d’élargissement et d’acquisition, de vanité et d’avarice qui, compte tenu de l’état latent de préoccupations nationales, pourraient, à une période de désordre interne ou de précipitation du caractère accumulé du pays, se troquer en menace grave pour les terres voisines, isolées et faibles, que le pays fort déclare périssables et inférieures. Penser, c’est servir. Il n’y a pas de lieu de présumer, par antipathie de village, une méchanceté innée et fatale au peuple blond du continent, parce qu’il ne parle pas notre langue ni ne voit la maison comme nous la voyons, nous autres, ni ne nous ressemble dans ses tares politiques qui sont différentes des nôtres, ni ne professe une grande estime aux hommes bilieux et basanés, ni ne regarde charitablement, du haut de son éminence encore mal assurée, ceux qui, moins favorisés par l’Histoire, grimpent par tronçons héroïques la voie des républiques ; pas plus qu’il n’y a lieu d’occulter les données patentes du problème qui peut se régler, pour la paix des siècles, par l’étude opportune et l’union tacite et urgente de l’âme continentale. Car l’hymne unanime sonne déjà ; la génération réelle[52] porte sur les épaules, sur le chemin fertilisé par les pères sublimes, l’Amérique travailleuse ; du Bravo au détroit de Magellan, assis sur le dos du condor, le Grand Semí a semé, à travers les nations romantiques du continent et les îles douloureuses de la mer, la semence de l’Amérique nouvelle[53] !

Notes :

[50] Ce mépris des Etats-Unis vis-à-vis de ses voisins latino-américains est l’une des caractéristiques qui sautaient le plus aux yeux de Martí, d’autant qu’il vivait « dans le monstre », comme il le dirait dans sa dernière lettre à Mercado où l’on trouve cette formule frappante : le « Nord convulsé et brutal qui les méprise » (Il est des affections d’une pudeur si délicate..., op. cit., p. 417).

[51] Du fait que la société cubaine qu’il tentait de libérer était fondée sur l’esclavage et donc sur un racisme en quelque sorte « naturel », Martí dut lutter pied à pied contre ce mal - facteur de désunion des révolutionnaires - et avertir ses contemporains. Ainsi : « Raciste est un mot confus, et il convient de l’éclaircir. L’homme n’a aucun droit spécial du fait qu’il appartienne à une race ou à une autre : qu’on dise homme, et l’on dit tous les droits. Le Noir, parce que Noir, n’est pas inférieur ni supérieur à aucun autre homme. Le Blanc qui dit "ma race" pèche par redondance ; le Noir qui dit "ma race" pèche par redondance. Tout ce qui divise les hommes, tout ce qui les spécifie, les écarte ou les catalogue est un péché contre l’humanité. [...] Homme veut dire plus que Blanc, plus que métis, plus que Noir. » (« Mi raza », Patria, New York, 16 avril 1893, in O.C., t. 2, pp. 298-299 ; sur cette question des races, cf. Jean Lamore, José Martí et l’Amérique, t. 1, Pour une Amérique unie et métisse, Paris, 1986, L’Harmattan, pp. 19-54.)

[52] La leçon de La Revista ilustrada (cf. Cintio Vitier) est : “la generación real”, tandis que celle d’El Partido Liberal ne donne pas d’adjectif, ce qui constitue de toute évidence une errata. On comprend dès lors que la leçon des Œuvres complètes, basée sur le journal mexicain, rajoute en bonne logique un « actual ». Je suis la leçon de La Revista Ilustrada, le terme « réel » faisant vraisemblablement écho à l’idée que Martí a écrite un peu plus haut : « ...l’Amérique est en train de donner le jour, en ces temps réels, à l’homme réel. » (Cf. note 42.) 

[53] « Dans son article : "Maestros ambulantes" (La América, New York, mai 1884), Martí avait écrit : "Il est urgent d’ouvrir des écoles normales d’instituteurs pratiques afin de les semer ensuite à travers les vallées, les monts et les recoins, à la manière dont le père Amalivaca, selon ce que racontent les Indiens de l’Amazonie, sema à travers toute la Terre les semences du buriti pour créer les hommes et les femmes !" (O.C., t. 8, pp. 291-292.) L’image du Grand Semi (ou du Grand Esprit) provient sans doute de la figuration mythique du père Amalivaca, propre des Indiens Tamanacos, sur lequel son ami vénézuélien Aristides Rojas donne dans Estudios indígenas (1878) de précieuses informations que Martí connaissait sûrement. On y lit - dans un récit que Rojas tire à son tour de Saggio di storia americana (Rome, 1780-1784) de l’abbé Filippo Salvatore Gilii - qu’une fois apaisé le déluge qui détruisit la première race humaine, les deux seuls survivants, Amalivaca et sa femme "entreprirent de lancer par-desssus leurs têtes et leurs épaules, les fruits du buriti et que c’est de ces semences que naquirent les hommes et les femmes qui peuplent actuellement la Terre". Un autre aspect du mythe qui dut impressionner Martí est le fait qu’Amalivaca brisa les jambes de ses filles "pour couper court à leurs désirs de voyager et pouvoir peupler ainsi la terre des Tamanacos", signalant ainsi aux indigènes la voie de la fidélité à ce qui était leur, à leur caractère autochtone, qui est pour Martí la voie fondamentale de l’Amérique. Par ailleurs, ce qui nous renvoie de nouveau à la polémique tacite avec Sarmiento, Humboldt considérait le Grand Semi évocateur d’Amalivaca comme "le personnage mythologique de l’Amérique barbare". (Cf. Cintio Vitier : "Una fuente venezolana de José Martí", in Temas Martianos, Segunda Serie, pp. 105-113 et 141-142.) On peut lire le texte complet de "Nuestra América" à la lumière du critère foncièrement décolonisateur, selon lequel, pour Martí, dans la praxis historique, barbarie est le "nom que ceux qui convoitent la terre d’autrui donnent à l’état actuel de tout homme qui n’est pas d’Europe ou de l’Amérique européenne", comme on peut le lire dans "Una distribución de diplomas en un colegio de los Estados Unidos" (La América, juin 1884, O.C., t. 8, p. 442.) » (Note de Cintio Vitier.) Je tiens à signaler pour son intérêt que les Amérindiens de l’Amazonie appelle le buriti « l’arbre de vie ».

Traduit et annoté par Jacques-François Bonaldi


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