Notre Amérique (Troisième partie)


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C’est les pieds sur le rosaire, la tête blanche et le corps bigarré d’Indien et de créole, que nous sommes venus, vaillants, au monde des nations. C’est en faisant ondoyer l’étendard de Notre-Dame que nous sommes partis à la conquête de la liberté [30]. Un curé [31], quelques lieutenants [32] et une femme [33] érigent la république au Mexique sur les épaules des Indiens. Un chanoine espagnol[34], à l’ombre de son camail, instruit dans la liberté française quelques splendides bacheliers qui nomment comme chef d’Amérique centrale, contre l’Espagne, le général d’Espagne[35]. C’est avec les habits monarchiques et le Soleil à la poitrine [36] que les Vénézuéliens au Nord et les Argentins au Sud entreprirent de soulever des peuples. Quand les deux héros se heurtèrent et que le continent allait trembler, l’un, qui ne fut pas le moins grand, tourna bride [37]. Et comme l’héroïsme en temps de paix est plus rare, parce que moins glorieux, que celui de la guerre ; comme il est plus facile à l’homme de mourir au champ d’honneur que de penser en bon ordre ; comme gouverner en partant de sentiments exaltés et unanimes est plus faisable que diriger, le combat terminé, les pensées diverses, arrogantes, exotiques ou ambitieuses ; comme les pouvoirs renversés sous l’assaut épique sapaient, avec la prudence féline de l’espèce et forts du poids du réel, l’édifice où l’on avait hissé, dans les contrées frustes et singulières de notre Amérique métisse, chez les peuples aux jambes nues et à la casaque parisienne, le drapeau des peuples nourris de sève gouvernante dans l’exercice continuel de la raison et de la liberté ; comme la constitution hiérarchique des colonies résistait à l’organisation démocratique de la République, ou que les capitales à lavallière laissaient moisir dans l’antichambre les campagnes aux bottes de cuir écru [38], ou que les rédempteurs bibliogènes [39] ne comprirent pas que la révolution, qui triompha grâce à l’âme de la terre affranchie à la voix du sauveur, devait gouverner avec l’âme de la terre, et non contre elle ni sans elle, l’Amérique se mit à souffrir, et elle en souffre toujours, de l’accommodement laborieux entre les éléments discordants et hostiles qu’elle hérita d’un colonisateur despotique et rusé, et les idées et les formes importées qui sont allées retardant, faute de réalité locale, le gouvernement logique. Le continent écartelé trois siècles durant par un pouvoir qui niait à l’homme le droit à l’exercice de sa raison, se dota, sans faire attention ou prêter l’oreille aux ignorants qui l’avaient aidé à se racheter, d’un gouvernement qui avait la raison pour assise, la raison de tous dans les choses relevant de tous, et non la raison universitaire des uns s’imposant à la raison campagnarde des autres. Le problème de l’indépendance n’était pas le changement de formes, mais le changement d’esprit.

Il aurait fallu faire cause commune avec les opprimés pour consolider le système opposé aux intérêts et aux habitudes autoritaires des oppresseurs. Le tigre, épouvanté par l’éclair du coup de feu, revient la nuit vers sa proie. Il meurt, jetant des flammes par les yeux, les griffes battant les airs. On ne l’entend pas arriver, car il s’approche avec des griffes de velours. Quand la proie se réveille, elle a déjà le tigre sur le dos. La colonie continua de vivre en pleine république, et si notre Amérique est en train de se sauver de ses graves errements - superbe des capitales, triomphe aveugle des paysans dédaignés, importation excessive des idées et des formules étrangères, dédain inique et non politique de la race aborigène - c’est bien grâce à la vertu supérieure, fertilisée par le sang nécessaire, de la république qui lutte contre la colonie. Le tigre attend, derrière chaque arbre, aux aguets à chaque coin. Il mourra, les griffes battant les airs, jetant des flammes par les yeux.

Mais « ces pays se sauveront », comme l’annonça Rivadavia l’Argentin, celui qui pécha par finesse à une époque rude [40] ; un fourreau de soie ne convient pas à la machette, pas plus que dans le pays conquis à coups de lance, on ne peut mettre le lancier sur la touche, car il se fâche alors et gagne les portes du Congrès d’Iturbide [41] « pour que le blond soit couronné empereur [42] ». Ces pays se sauveront parce que, grâce au génie de la modération [43] qui semble régner, du fait de l’harmonie sereine de la Nature, sur le continent de la lumière et à l’influence de la lecture critique qui a succédé en Europe à la lecture de tâtonnement et de phalanstère [44] dont s’était imbue la génération antérieure, l’Amérique est en train de donner le jour, en ces temps réels, à l’homme réel.

Nous étions une chimère : torse d’athlète, mains de dandy et front d’enfant. Nous étions un déguisement : culottes d’Angleterre, pourpoint parisien, veston d’Amérique du Nord et béret espagnol. L’Indien, muet, nous tournait autour et gagnait la montagne, le sommet de la montagne, pour baptiser ses enfants. Le Noir, guetté, chantait la nuit la musique de son cœur, seul et méconnu, entre les vagues et les fauves. Le paysan, le créateur, se retournait, aveuglé d’indignation, contre la ville dédaigneuse, contre sa créature. Nous étions épaulettes et toges, dans des pays qui venaient au monde l’espadrille au pied et le bandeau au front. Le génie eût de faire fraterniser, avec la charité du cœur et l’audace des fondateurs, le bandeau et la toge ; de remettre l’Indien en branle ; de faire de l’espace suffisant au Noir ; d’ajuster la liberté au corps de ceux qui se soulevèrent et vainquirent pour elle. Il nous est resté l’auditeur, et le général, et le clerc, et le prébendier. La jeunesse angélique, comme si elle s’arrachait d’entre les bras d’une pieuvre, haussait au Ciel, mais pour retomber dans une gloire stérile, sa tête couronnée de nuées. Le peuple naturel, avec la fougue de l’instinct, renversait, dans l’aveuglement du triomphe, les sceptres d’or. Ni le livre européen ni le livre yankee ne donnait la clef de l’énigme hispano-américaine. On essaya la haine [45], et les pays ne cessaient de déchoir au fil des ans. Las de la haine inutile, de la résistance du livre à la lance, de la raison au chandelier, de la ville à la campagne, du règne impossible des castes urbaines divisées sur la nation naturelle, tempétueuse ou inerte, on en arriva, comme sans le savoir, à essayer l’amour. Les peuples se mettent debout et se saluent : « Comment sommes-nous ? », se demandent-ils, et ils vont se disant les uns aux autres comment ils sont. Quand un problème surgit à Cojímar [46], ils ne vont pas chercher la solution à Dantzig [47]. Les redingotes sont encore de France, mais la pensée commence à être d’Amérique. Les jeunes d’Amérique retroussent leurs manches de chemise, mettent la main à la pâte et la font monter du levain de leur sueur. Ils comprennent qu’on imite trop, et que le salut est de créer. Créer est le mot de passe de cette génération. Le vin, de banane ; et s’il est aigre, c’est du moins notre vin ! On comprend que les formes de gouvernement d’un pays doivent s’adapter à ses éléments naturels ; que les idées absolues, pour ne pas chuter par vice de forme, doivent se glisser dans des formes relatives ; que la liberté, pour être viable, doit être sincère et pleine ; que si la république n’ouvre pas ses bras à tous et ne progresse pas par tous, la république meurt. Le tigre du dedans se faufile par la brèche, et le tigre du dehors. Le général assujettit la cavalerie dans sa marche au pas des fantassins. Qu’il laisse les fantassins à l’arrière-garde, l’ennemi lui encercle sa cavalerie. La politique est stratégie. Les peuples doivent vivre en se critiquant, parce que la critique est la santé, mais d’une seule poitrine et d’un seul esprit. Descendre jusqu’aux malheureux et les soulever dans ses bras ! Du feu du cœur, dégeler l’Amérique coagulée ! Faire couler dans les veines, bouillonnant et rebondissant, le sang naturel du pays ! Debout, des yeux allègres des travailleurs, les hommes nouveaux américains se saluent les uns les autres. Les hommes d’État naturels naissent de l’étude directe de la Nature. Ils lisent pour appliquer, non pour copier. Les économistes étudient la difficulté à ses sources. Les orateurs commencent à être sobres. Les dramaturges portent à la scène les personnages natifs. Les académies discutent de questions viables. La poésie se coupe sa crinière zorrillesque [48] et pend le gilet écarlate [49] à l’arbre glorieux. La prose, scintillante et tamisée, se charge d’idées. Les gouverneurs, dans les républiques d’Indiens, apprennent l’indien.

Notes :

[30] Autrement Notre-Dame de Guadalupe, la patronne de la Nouvelle-Espagne, dont le curé Miguel Hidalgo Costilla (1753-1811), du sanctuaire d’Atotonilco, utilisa l’étendard pour en faire le drapeau de son armée quand il lança la guerre d’Indépendance contre l’Espagne le 16 septembre 1810 (« Cri de Dolores).

[31] Miguel Hidalgo Costilla (1753-1811). « Père de l’indépendance mexicaine ». Ordonné prêtre en 1789, Miguel Hidalgo y Costilla mena d’abord une existence calme ; toutefois, en contribuant à promouvoir le progrès économique de Dolores dont il était curé, grâce à l’introduction de nouvelles méthodes de culture, il se rendit suspect aux yeux des autorités espagnoles qui le considéraient comme beaucoup trop influencé par les Lumières. L’Espagne fut envahie en 1808 par les troupes françaises et Napoléon obligea Ferdinand VII à abdiquer en faveur de Joseph Bonaparte. Bien que les autorités espagnoles de Mexico fussent peu enclines à s’opposer au nouveau roi, un grand nombre de Mexicains formèrent des sociétés secrètes, certaines pour soutenir Ferdinand, d’autres pour secouer le joug espagnol. Le père Hidalgo appartenait à l’un de ces groupes à San Miguel, près de Dolores. Lorsque le complot fut révélé aux Espagnols, plusieurs membres furent arrêtés. Averti, Hidalgo, au lieu de prendre la fuite, décida de précipiter l’action. Le 16 septembre 1810, il sonna le tocsin de l’église de Dolores pour appeler ses paroissiens à l’insurrection contre les Espagnols. Ce mouvement qu’il avait lancé à San Miguel en faveur de l’indépendance se transforma en une lutte sociale et économique des masses contre les classes supérieures. Des milliers d’Indiens et de métis s’enrôlèrent sous la bannière de la Vierge de Guadalupe, brandie par Hidalgo, et s’emparèrent de Guanajuato et d’autres villes importantes à l’est de Mexico. Hidalgo fut bientôt aux portes de la capitale, mais il hésita et laissa passer l’occasion propice. Ses partisans se débandèrent. À Mexico, les responsables furent effrayés par la perspective de la révolution sociale. Battu à Calderón en janvier 1811, Hidalgo s’enfuit vers le nord, espérant trouver refuge aux États-Unis. Il fut capturé, déchu de sa prêtrise et fusillé comme rebelle. Bien qu’il n’eût pas réalisé de grandes choses, le nom du père Hidalgo devint le symbole du mouvement d’indépendance pour la majorité des Mexicains et le 16 septembre, anniversaire du « cri de Dolores », est célébré comme le jour de l’indépendance mexicaine. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[32] Les “lieutenants” les plus connus de Hidalgo sont : Ignacio María de Allende (1769-1811), né à San Miguel el Grande (aujourd’hui San Miguel de Allende en son honneur), à Guanajuato. Les défaites intervenues après une période de victoires provoquent des divergences entre les chefs militaires qui décident de retirer le commandement à Hidalgo et de le confier à Allende qui, le 21 mars 1811, est fait prisonnier avec Hidalgo et d’autres, et est fusillé.

Juan Aldama (1774-1811), né à San Miguel el grande. Capitaine de l’armée espagnole, nommé lieutenant-colonel de troupes insurgées d’Hidalgo. Fait prisonnier avec Hidalgo, Allende et Abasolo à Acatita de Baján (Coahuila), il est fusillé aux côtés d’Allende et de José Mariano Jiménez, entre autres.

Mariano Abasolo (1783-1816), né à Dolores (actual Dolores Hidalgo), capitaine espagnol qui participe au soulèvement d’Hidalgo. Fait prisonnier lui aussi à Acatita de Baján le 21 mars 1811, condamné à la prison à perpétuité et transféré en 1812 à Cadix, il meurt quatre ans plus tard.

[33] Autrement dit Josefa Ortiz, la femme du corregidor de Querétaro, Manuel Domínguez, dont le nom apparaît au « fragment » 259, sous le titre « Femmes américaines », comme si Martí pensait écrire quelque chose à son sujet. (O.C., t. 22, p. 158.)

[34] Selon Cinto Vitier, il doit s’agir, bien qu’il ne fût pas Espagnol, mais créole, d’Antonio José de las Mercedes Larrazábal (1769-1853), professeur de l’Université San Carlos, élu représentant du Guatemala aux cortès de Cadix qui proclamèrent la Constitution libérale de 1812. En 1815, le gouverneur José Bustamante y Guerra, sur ordre du roi, « ordonna à la mairie de reprendre les Instructions données au député aux Cortès de Cadix de 1812, le chanoine Larrazábal, parce qu’elles s’inspiraient des propositions de l’Assemblée nationale française ».

[35] Gabino Gaínza (Guipúzcoa, c. 1750-Mexico, 1822). Militaire et homme politique guatémaltèque d’origine espagnole. En 1784, suffoqua la rébellion de Túpac Amaru au Pérou. Chef de l’armée royaliste au Chili (1814), signa avec O’Higgins le traité de Lircay. Capitaine général du Guatemala, devint le chef du nouveau gouvernement d’Amérique centrale, après que celle-ci se fut séparée de la couronne espagnole sur décision de l’Assemblée convoquée le 15 septembre 1821. En 1822, soutint l’incorporation au Mexique et se convertit en gouverneur général du Guatemala. 

[36] J’avoue ne pas saisir exactement quelles sont ici les allusions de Martí.

[37] Les deux héros en question sont Simón Bolívar et José de San Martín dont Martí évoquera cette même année la « titanesque entrevue » de Guayaquil (26 et 27 juillet 1822) dans un long portrait du général argentin libérateur du Chili et du Pérou, publié dans Album de El Porvenir, New York, 1891 (« San Martín », O.C., t. 8, pp. 225-233) et dont le premier paragraphe présente un résumé de son action : « Un jour, alors que les pierres sautaient en Espagne aux pas des Français, Napoléon riva ses yeux sur un officier sec et basané, qui portait un uniforme blanc et bleu ; il se dirigea sur lui et lut le nom de son corps sur le bouton de la casaque : « Murcie ! » C’était l’enfant pauvre du village jésuite de Yapeyú, élevé en plein air au milieu d’Indiens et de métis qui, après vingt-deux ans de guerre espagnole, empoigna à Buenos Aires l’insurrection émiettée, bloqua par serment les créoles assaillants, dispersa à San Lorenzo l’escadron royal, monta à Cuyo l’armée de libération, franchit les Andes pour être au petit matin à Chacabuco ; du Chili, libre devant son épée, il s’en fut par Maipu racheter le Pérou ; se dressa protecteur à Lima dans un uniforme de palmes d’or ; partit, vaincu par lui-même, au passage de Bolívar asservissant ; recula ; abdiqua ; passa seul par Buenos Aires ; mourut en France, tenant sa fille par la main, dans une maisonnette pleine de lumière et de fleurs. Il proposa des rois à l’Amérique, prépara adroitement, avec les ressources nationales, sa propre gloire, retint pour lui la dictature, visible ou larvée, jusqu’à ce qu’il se vit, par ses propres errements, miné en elle et ne parvint pas sans doute au mérite sublime de déposer volontairement devant les hommes son empire naturel. Mais il chauffa dans sa tête créole l’idée épique qui accéléra et équilibra l’indépendance américaine. » (p. 225.)

[38] Martí parle ici d’une chaussure typique du gaucho de la pampa argentine : la bota-de-potro, constituée d’un fourreau de cuir écru d’un seul tenant et sans coutures, et utilisée dès le XVIIe siècle parce que fonctionnelle et facile à préparer. Pour ce faire, le gaucho écorchait entièrement les pattes postérieures d’un équidé du grasset au fanon, nettoyait la peau ainsi obtenue et la travaillait peu à peu directement sur son pied et sa jambe de sorte qu’elle finissait par s’y ajuster ; la courbe du tendon d’Achille formait le talon de la botte, tandis que la pointe était laissée ouverte sur le devant pour que les orteils nus du cavalier puissent entrer dans les fameux étriers « à bouton ». On l’obtenait aussi des extrémités inférieures d’ânesses, de poulains, de veaux, de vaches et de juments, ainsi de la peau du chat sauvage ou des pattes postérieures du puma, mais la préférée était celle faite de peau de poulain.

Il s’agit donc de bottes tout à fait primitives, apanage de gens pauvres (Emeric Essex Vidal précise dans Ilustraciones Pintorescas de Buenos Aires y Montevideo, Londres, 1820 : « bottes employées généralement parmi les classes basses rurales »), et c’est à dessein que Martí l’oppose aux « lavallières » des capitales. Je m’étonne que Cintio Vitier, dans son très intelligent article : « Las imágenes en "Nuestra América" » (Anuario del Centro de Estudios Martianos, La Havane, 1991, nº 14, pp. 160-176), ait laissé passer sans commentaires cette puissante « association métaphorique » entre le « complet-veston-cravate » des cols blancs citadins et les chaussures des gueux ruraux ! Qui avaient pris d’ailleurs un autre sens, épique cette fois-ci, dans son discours de décembre 1889, « Mère Amérique » (annonciateur de celui-ci), dans le long paragraphe où il évoque la guerre anticoloniale des peuples latino-américains : « Les escadrons de gauchos vont, portant le poncho et les bottes de cuir écru, faisant tournoyer les bolas, à la recherche du triomphe. » (O.C., t. 6, p. 138.) Comment, d’ailleurs, ne pas mettre ici en parallèle ces bottes élémentaires dans lesquelles ces gueux partent conquérir et sauvegarder leur liberté et les fameuses bottes « magiques » du géant dont il a parlé au début de son manifeste !

[39] Il s’agit bien entendu d’un néologisme de Martí qui s’explique tout seul.

[40] Bernardino Rivadavia (1780-1845). « Premier président de la République argentine, Rivadavia joua un rôle important en 1806 dans la défense de Buenos Aires contre les Britanniques, puis appuya, en 1810, le mouvement pour l’indépendance à l’égard de l’Espagne et devint le secrétaire de la junte révolutionnaire ; en 1811, il prit la tête du triumvirat révolutionnaire. / Rivadavia fut nommé, en 1821, ministre dans le gouvernement de Martín Rodríguez et fut élu, en 1826, président des Provinces-Unies. Influencé par les utopistes français et les utilitaristes anglais, Rivadavia entreprit une politique de réformes, promulgua une législation qui garantissait la liberté de la presse, fonda l’université de Buenos Aires et s’attaqua aux privilèges de l’Église catholique. Il dota l’Argentine d’une Constitution de type centraliste (1826) et de nombreuses institutions. Mais ses efforts pour encourager l’immigration ne furent pas couronnés de succès, et son programme de réforme agraire finit par avoir l’effet inverse de celui escompté et par servir les intérêts de l’oligarchie terrienne au lieu de ceux des paysans. Entraîné dans une guerre avec le Brésil pour la possession du territoire qui devait devenir plus tard indépendant sous le nom d’Uruguay, Rivadavia fut forcé de poursuivre ce conflit inutile, le peuple d’Argentine refusant d’accepter le traité qui donnait au Brésil l’hégémonie dans cette zone. / L’opposition des caudillos provinciaux à la nouvelle Constitution le conduisit à démissionner en 1827. Il s’exila en Europe, puis, après être retourné à Buenos Aires en 1834 pour répondre aux accusations qui étaient portées contre lui, il fut condamné à quitter à nouveau l’Argentine. En 1880, son anniversaire fut décrété fête nationale. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[41] Agustín de Iturbide (1783-1824). « Peu auparavant, le Mexique avait lui aussi obtenu son indépendance dans des conditions paradoxales. Les créoles attachés au maintien de l’ordre social traditionnel avaient pratiquement écrasé le mouvement révolutionnaire. La tentative du libéral espagnol Mina de rallumer l’insurrection se solda en 1817 par un nouvel échec ; seuls quelques guérilleros échappèrent encore à la répression. Mais la révolution libérale espagnole de 1820 modifiait du tout au tout le climat politique : elle redonna de l’espoir aux partisans des réformes libérales et consterna les conservateurs. Ceux-ci ne purent empêcher la proclamation de la constitution de Cadix, mais se décidèrent, pour sauvegarder leurs privilèges, à rompre avec une Espagne devenue libérale et réformiste. Ils s’assurèrent l’appui d’Iturbide, officier créole qui s’était révélé l’adversaire le plus acharné des insurgentes. Iturbide réussit à rallier à ses projets une partie de l’armée, les hauts dignitaires de l’Église et les principaux notables conservateurs, et n’hésita pas à conclure un accord avec Guerrero, le dernier chef révolutionnaire ; le 14 février 1821, il proclamait à Iguala, avec l’indépendance du Mexique, un programme dont les principaux articles obtenaient provisoirement l’accord de la majorité de la nation : unité religieuse, respect des immunités juridiques du clergé et de l’armée, reconnaissance de la citoyenneté et de l’égalité des droits à tous les habitants du pays. Par les traités de Córdoba, le 24 août 1821, le vice-roi O’Donoju, envoyé par les libéraux espagnols, reconnaissait l’indépendance du Mexique. Iturbide profita de son prestige pour se faire proclamer empereur du Mexique en mai 1822, mais dut céder la place à la république dès l’année suivante. » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[42] Le « lancier » dont parle Martí doit être vraisemblablement le sergent de ce corps Pío Marcha, dont l’initiative, le 18 mai 1822, poussa la population de Mexico à déclarer Iturbide empereur, ce qui fut ratifié deux jours après par le Congrès. Iturbide, couronné le 21 juillet suivant, mais en lutte contre le Congrès et l’opposition républicaine de Santa Ana, dut abdiquer le 20 mars 1823. Condamné à mort par le Congrès tandis qu’il se trouvait en Europe et rentré pourtant au Mexique, il fut exécuté à Padilla le 19 juillet 1824.

[43] « Dans une étude inédite intitulée "El amor como energía revolucionaria en José Martí", Fina García Marruz a signalé le rapport que Martí établit entre l’héroïsme et la modération dans le cadre de la dynamique plus profonde de la "capacité de sacrifice". Il la considérait comme une vertu liée à "l’harmonie secrète de la Nature", distinctive des meilleurs hommes de "Notre Amérique", dont il trouva le paradigme poétique chez Heredia : "aussi volcanique que ses entrailles et aussi serein que ses hauteurs" (O.C., t. 5, p. 36). Il parla à plusieurs reprises d’une manière aussi élogieuse que pleine d’espoir de "l’héroïsme judicieux des Antilles" et de "la modération prouvée de l’esprit de Cuba", expressions consacrées dans le Manifeste de Montecristi (O.C., t. 4, pp. 101 et 94). » (Note de Cintio Vitier à son édition critique de Notre Amérique, 1991).

[44] Inscrite dans le contexte de la phrase, l’idée fait sans doute allusion à l’utopisme social typique de la première moitié du XIXe siècle, en opposition aux « temps réels » qui exigent un « homme réel ». L’existence d’un seul renvoi (et encore par citation d’auteur) à Fourier dans le tome 26 des O.C. permet de supposer que Martí n’avait pas une connaissance très poussée de l’inventeur de phalanstère, à moins que la forte influence du fouriérisme dans la société où il vivait ne soit pour quelque chose dans cette évocation. En effet, « c’est aux États-Unis que l’expansion du fouriérisme fut la plus extraordinaire et la plus complexe. De 1830 à 1860, les publications et les expériences se multiplièrent. À l’inverse du fouriérisme russe, athée, aux États-Unis la mystique de la doctrine se lia aux idées de Swedenborg et au néo-christianisme. Un historien, A. E. Bestor, écrit : "Le fouriérisme est le plus important de tous les mouvements communautaires à étudier, si l’on veut faire la lumière sur les forces fondamentales dans la vie américaine", d’autant que, par contraste avec l’owenisme par exemple, figé sous l’emprise étroite de son fondateur, "le fouriérisme fut un mouvement strictement américain en dépit de son étiquette étrangère". » (Encyclopædia Universalis 2004.)

[45] « L’enseignement martinien contre la haine, patent et constant depuis Le Bagne politique à Cuba jusqu’au Manifeste de Montecristi., a un sens non seulement moral mais encore politique. En fait, chez Martí, les deux instances sont indissociables. Signalons toutefois du côté politique ce genre de sentences ou de réflexions : "Les haïsseurs devraient être déclarés traîtres à la République. La haine n’édifie pas. " (O.C., t. 4, p. 496.) "Dieu ! C’est une guerre légitime - peut-être la dernière essentielle et définitive que doivent livrer les hommes : la guerre contre la haine. » (O.C., t. 22, p. 210.) » (Note de Cintio Vitier à son édition critique, 1991.)

[46] Cojímar, alors petit hameau de pêcheurs situé à quelque distance de La Havane, sur le littoral nord à l’embouchure du cours d’eau du même nom. Fait aujourd’hui partie de la Grande Havane. Pourquoi Cojímar ?

[47] Pourquoi Dantzig en particulier ? Pour comparer deux sites en bord de mer ?

[48] José Zorrilla y Moral (1817-1893). « José Zorrilla y Moral naquit à Valladolid le 21 février 1817. Eduqué à Madrid, au Royal Séminaire des Nobles, tenu par les jésuites, il entreprit ensuite, à Tolède, puis à Valladolid, des études de droit qu’il abandonna vite au profit de la littérature. Suscité par cette vocation, le conflit avec son père, don José Zorrilla Caballero, un homme au caractère rigide, ultraconservateur, qui fut nommé superintendant de la Police par Calomarde, le sinistre ministre de Ferdinand VII, ne s’apaisa jamais. Zorrilla souffrit profondément de ce différend. A Madrid, où il s’est enfui, en 1836, il fréquente les écrivains, les artistes, les journalistes. / À l’enterrement de Mariano-José de Larra, qui s’est suicidé par désespoir d’amour, le 13 février 1837, il lit un poème qui lui procura d’emblée une renommée. A la fin de cette même année, il publie son premier recueil de Poésies, il écrit avec frénésie : trois ans plus tard, sept autres tomes de Poésies ont vu le jour. Le succès qu’il connût désormais ne lui assure pas l’aisance matérielle qu’il recherchera toujours en vain. Le mariage qu’il contracte, en 1839, avec une femme veuve, n’est pas heureux. / Après Vivir loco y morir mas, (1836) une pièce en deux actes, qui ne fut jamais représentée, un drame historique, Juan Dándolo (1839, écrit avec Antonio García Gutiérrez), inaugure sa carrière dramatique. Mais ce fut un échec. El Zapatero y el rey (Le Savetier et le Roi) (1840-1841), qui évoque, dans un esprit absolutiste et réactionnaire, le Roi Don Pèdre Ier de Castille, dit le Cruel, présenté comme le Roi Justicier, fut un triomphe. Outre diverses imitations, ou refontes de comedias du Siècle d’Or, il continua d’écrire de très nombreuses pièces de théâtre (Sancho García, El puñal del godo, El Caballo del rey don Sancho...), avant l’apparition sur scène de Don Juan Tenorio (1844). En 1849, le drame intitulé Traidor, inconfeso y mártir lui procure un nouveau et ultime triomphe comme auteur dramatique. / À Paris, où il est venu pour la seconde fois en 1851, il fait la connaissance de Victor Hugo, Théophile Gautier, Musset, et fréquente surtout George Sand. C’est là qu’il publie, en 1852, un grand poème historique (Granada) qu’il n’acheva jamais. Séparé de sa femme, il se fixe à Mexico. Soupçonné de conspiration par Juárez, protégé par l’Empereur Maximilien, il continue de mener, malgré sa popularité comme poète, une existence instable et précaire. De retour en Espagne, en 1866, il y est reçu avec enthousiasme par ses admirateurs, qui organisent divers hommages en son honneur. Après la mort de son épouse, il se remarie en 1869. Ses difficultés financières sont toujours grandes. En 1877, l’opéra qu’il avait composé à partir de Don Juan Tenorio, mis en musique par Nicolas Manent, représenté au Teatro de la Zarzuela, ne resta que huit jours à l’affiche. En 1855, il prend possession de son fauteuil à la Real Academia española, où il avait été élu en 1848. La cérémonie fut une apothéose. En 1888, Zorrilla publia trois nouveaux recueils. Dans cette œuvre poétique, extrêmement diverse et abondante, et de qualité inégale, il faut faire une place à part aux compositions d’inspiration historique ou légendaire, qui obtinrent un franc succès et où Zorrilla donna le meilleur de son talent : A buen juez, mejor testigo ; El Capitán Montoya ; Los Cantos del trovador (recueil de six légendes dont Margarita la tornera, légende mariale, où l’on voit la Vierge Marie prendre la place d’une moniale qui s’est enfuie de son couvent) ; Un testigo de bronce... / Le 22 juin 1889, couronné poète national, Zorrilla reçut à Grenade un hommage triomphal. Il vécut les dernières années de sa vie dans un modeste appartement de Madrid. Il mourut le 23 janvier 1893. » (Bernard Sesé ; http://www.jose-corti.fr/auteursromantiques/zorrilla.html)

[49] Martí évoque ici sans aucun doute le fameux gilet-pourpoint rouge ponceau que Théophile Gautier arborait à la première d’Hernani, le 25 février 1830, se posant en chef de file des « bousingos », en meneur des « flamboyants ». Un scandale énorme, accentué encore par des cheveux tombants jusqu’au milieu du dos. Remontés à bloc, échauffés par de longues discussions préliminaires, les « Jeune-France » romantiques du parterre, parmi lesquels se signalaient Gérard de Nerval et Théophile Gautier revêtu de son gilet rouge flamboyant, insultaient copieusement les « perruques » des tribunes qui restaient fidèles aux règles classiques. On en vint même aux mains...

« On se montrait avec horreur M. Théophile Gautier dont le gilet flamboyant éclatait ce soir-là sur un pantalon gris tendre orné au côté d’une bande de velours noir, et dont les cheveux s’échappaient à flots d’un chapeau plat à larges bords. » (Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, au chapitre Hernani.)

Traduit et annoté par Jacques-François Bonaldi

 


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