Havanaise (I)


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La Havane est une ville mythique. Son architecture possède peu de monuments paradigmatiques. Ses habitants y transitent indifférents aux valeurs de l'environnement. Et, toutefois, le mythe existe, nourri, comme cela arrive à Buenos Aires et à Paris, par un imaginaire forgé par les écrivains, les musiciens et les peintres.

Même actuellement, quand la ville montre les blessures du temps, du manque de maintenance et de l'appauvrissement de nombreux espaces, les visiteurs sont surpris devant le cratère de son urbanisme et, surtout, devant quelque chose d'aussi intangible que son atmosphère. Éthérée, hybride dans la construction d'une bonne partie de ses bâtiments, La Havane se reconnaît dans l'intensité vivante de ses rues, dans le texte sonore des voix et de la musique invasive et dans la rupture de la frontière séparant l'intérieur et l'extérieur des logements dans de nombreux endroits. L'intangible module la résistance du tangible.

Cette dimension impalpable de la ville domine un curieux volume de récente publication par la maison d'édition Unión. Compilé par Carlos Espinoza sous le titre de Revelaciones de mi fiel Habana, le volume rassemble les articles écrits par José Lezama Lima pour le Diario de la Marina entre 1949 et 1950, certains d'eux inclus par le poète dans Tratado en La Habana et d'autres oubliés dans les pages du journal. La perspective esthétique des origenistas avait peu à voir avec les pratiques journalistiques. Contrairement à la génération qui les a précédés, diluée en grande partie dans la servitude impatiente de la presse et dans le souci pour acquérir une notoriété sociale, ils ont défendu la littérature comme une forme de sacerdoce. Toujours contradictoire, Lezama a parfois essayé de briser ces limites. Installé à Caracas, Carpentier a essayé d'introduire ses collaborations dans El Nacional. Un autre ami, Gastón Baquero, l'a placé pendant quelques mois dans l'organe des secteurs les plus traditionalistes du pays.

Soumis aux lois de la presse quant à la brièveté des textes et l'ajustement thématique des événements et des éphémérides, des concerts, des expositions, des naissances, des anniversaires de Martí, Lezama n'a pas renoncé à certaines de ses particularités. Fragments d'une œuvre plus grande, les travaux n'ont pas de titre. Ils intègrent ainsi un discours continu.

En vérité, Lezama s'est introduit dans le journalisme pour bouleverser les principes de base du milieu. Avec son action il contredit le concept que le moyen est le message et il défend l'autonomie de ce dernier. Sous le manteau des éphémérides et des événements, l'éphémère se dilue en réflexion importante. Il supprime la patine du circonstanciel pour étudier l'essentiel caché derrière les apparences. Le regard oblique déplace la communication directe imposée par les urgences de l'actualité. Ainsi, le discours de Carlos Prío Socarrás, Président de la République, pour présenter un nouveau cabinet ministériel est le point de départ pour commenter le comportement habituel des havanais devant l'imminence d'une nouvelle, à travers les bruits qui animent rapidement les rues, les cafés, les espaces publics et privés, une conduite qui ne s'est certainement pas beaucoup modifiée depuis cette époque à nos jours. Une exposition picturale en marge des œuvres qui la composent, favorise un commentaire sur la récente maturité atteinte par les arts visuels par rapport au XIXe siècle avec ses figures isolées, le saut se traduit dans l'apparition d'un mouvement capable de s'approprier de la nature pour la transformer en culture.

Dans sa narrative, Lezama a évoqué l'univers construit de la ville, précédée par le perron d'Upsalón et par le muret du Malecón, propice aux rencontres et aux confidences. Dans les articles, ces références apparaissent rarement, sauf quand il s'agit de signaler une perte. Il regrette la disparition des arcades de la Place del Vapor, l'odorant marché au poisson, aux volailles et aux fruits que beaucoup de nous avons connu, pour favoriser la construction de l'anodin palais des Beaux Arts. Mais il est surtout intéressé à préserver le corps vivant de la ville, tremblant les jours hivernaux et conservateur des traditions culinaires. La Havane est la scène d'un grand spectacle, agréable pour ceux ayant des capacités pour reconnaître ses clés.

Mythe et spectacle, malgré la détérioration, certaines conduites prédatrices et les pertes irréparables souffertes par un grand nombre d'édifices, c'est un lieu attachant, un site exceptionnel qui a pu échapper, avec l'arrivée de la Révolution, aux conséquences de la spéculation immobilière et à l'irruption toute-puissante d'un développement technocratique. Elle constitue un capital d'une incalculable valeur économique. Elle préfigure ce que devront être les villes du futur, car elle a pu préserver sa dimension humaine, celle d'une ville pour les promeneurs où on n'a pas ouvert des autoroutes pour le déplacement à haute vitesse des automobiles, où le piéton préserve sa liberté et ses droits. Sa trame urbaine exhibe l'image concrète du passage de l'histoire. Elle va de l'époque coloniale à la république et elle arrive jusqu'aux encore inachevées Écoles d'art de Cubanacán.

Dans la difficile conjoncture économique du moment il est urgent d'entreprendre une opération de sauvetage.

Dans le contexte actuel, le but de préserver notre capitale paraît, à première vue, un défi déconcertant. Il peut conduire à la paralysie et au permanent retard du problème. Devant des persistances d'une telle ampleur, la perspective pragmatique souffre d'une myopie incurable. Les pressions de l'immédiat peuvent nous pousser à dilapider un capital qui, parmi de nombreuses autres valeurs, possède une signification économique. C'est le lieu où nous vivons, l'atmosphère qui nous entoure, qui nous nourrit spirituellement et nous rend, pour cette raison, plus responsables et productifs. Par son originalité c'est en plus un centre d'attraction touristique. 

Pour procéder à la sauvegarde de ces biens, il faut s'imposer de dessiner une stratégie fondée sur des définitions conceptuelles afin de discerner ce qui doit survivre à tout prix et les éléments liquidables et même ceux radicalement requis de transformation. C'est pour cette raison qu'il faut déchiffrer les clés essentielles, reconnaissables aussi bien dans l'architecture que dans l'échelle et l'urbanisme. Pour former le projet et établir ses étapes, on a besoin de s'occuper de ceux, depuis leurs multiples rapprochements, qui fournissent l'information nécessaire. Ce sont les artistes, faiseurs d'un mythe. Ce sont les historiens et les architectes qui ont étudié le sujet. Il faut prendre en compte le débat international contemporain sur l'urbanisme sans écarter la boussole principale qui indique la direction à partir de ses caractéristiques irrévocables.

 La ville intégrale dans un tout cohérent, un tissu sonore et visuel, des rues et des édifices, des espaces publics et privés, les voix de ses habitants et les draps blancs pendants des balcons.


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