Ombres que moi seul j'aperçois
mes deux ancêtres m'accompagnent.
Javeline d'os aigu
tambour de cuir et de bois:
mon ancêtre nègre.
Collerette autour du coularge,
grise armure guerrière:
mon ancêtre blanc.
Pieds nus, torse minéral
de mon nègre;
pupilles de vitres antartiques
de mon blanc.
Afrique de forêts humides
et de gros tambours sourds
- Je me meurs !
( Dit mon ancêtre nègre )
Caïmans des troubles marigots
Verts matins des palmeraies
- Je suis las !
( Dit mon ancêtre blanc )
Oh voiles de vent amer
gallions resplendissants d'or
- Je me meurs !
( Dit mon ancêtre nègre )
Oh rivage d'anse vierge
telle une gorge de verroteries ornée
- Je suis las !
( Dit mon ancêtre blanc )
Oh pur soleil ciselé
dans l'arc du tropique
Oh lune ronde et propre
Sur le sommeil des singes
Combien de barques, combien de barques !
Combien de nègres, combien de nègres !
Quel fulgurant éclat de cannes !
Et quel fouet, celui du négrier !
Du sang ? Du sang. Des plaintes ? Des plaintes.
Veines et yeux entr'ouverts
et vides matinées
et crépuscules de plantation
et grande voix féroce
déchiquetant le silence.
Combien de barques, combien de barques !
Combien de nègres !
Ombres que moi seul j'aperçois
mes deux ancêtres m'accompagnent.
Don federico crie
et papa Facundo se tait;
les deux rêvent dans la nuit
et marchent et marchent.
Je les rejoins.
- Federico !
- Facundo!
Les deux s'étreignent.
Ils soupirent.
Ils dressent tous deux leurs fortes têtes;
Ils sont de la même taille
sous les hautes étoiles:
tous deux à la même mesure
de l'angoisse noire,
de l'angoisse blanche,
tous deux de la même taille
ils crient et rêvent et pleurent et chantent
chantent...chantent...chantent.
NICOLÁS GUILLÉN
Traduction Jacques Roumain
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