Le Siècle des Lumières


le-siecle-des-lumieres
Le Siècle des Lumières

Extrait

Deux heures avant de porter ses bagages à bord de l’Amazon, Esteban se rendit à l’hôpital de la ville,  pour s’assurer, auprès du chirurgien chef Greuber de la bénignité de une petite grosseur qui le gênait sous le bras gauche. L’endroit douloureux ayant été enduit d’un émollient, le bon docteur le fit sortir  par une salle où neuf Nègres sur la garde d’autres Nègres armés fumaient tranquillement un tabac âcre et fermenté, sentant le vinaigre, dans des pipes en terre au tuyau si rongé que le fourneau collait à leur lèvres. Le jeune homme apprit avec horreur que ces esclaves, convaincus d’une tentative de fuite et de marronnage, avaient été condamnés par la cour de justice de Surinam à l’amputation de la jambe gauche. Et comme l’arrêt devait être exécuté proprement, d’une façon scientifique, sans employer des procédés archaïques propres à des pays barbares, qui provoquaient des souffrances excessives ou mettaient en danger la vie du coupable, les neuf esclaves avaient été amenés au meilleur chirurgien de Paramaribo pour qu’il procédât scie en main à ce qui avait été décrété par le tribunal.

« On ampute aussi des bras  dit le docteur Greuber, lorsque l’esclave a levé la main sur son maître ». Puis le chirurgien se tournant vers ceux qui attendaient : « Au premier d’entre vous ! ». Voyant qu’un grand Nègre, au front volontaire, et solidement musclé, se levait en silence, Esteban, au bord de l’évanouissement, courut au cabaret le plus proche, demandant à grands cris un alcool quelconque pour réagir contre son épouvante.

Et son regard se portait vers la façade de l’hôpital, sans pouvoir le détacher d’une certaine fenêtre fermée, en pensant à ce qui se passait là. « Nous sommes les bêtes les plus infectes de la création », se répétait-il furieusement, irrité contre lui-même, capable d’incendier cet édifice s’il avait eu les moyens de le faire. Du bastingage de l’Amazon, qui commençait sa traversée en descendant le cours du Surinam, Esteban lança plusieurs paquets dans un canot de pêche où des Nègres ramaient : « Lisez ça », leur cria-t-il. Et si vous ne savez pas lire, cherchez quelqu’un qui vous le lise. » C’étaient les imprimés, en hollandais, du décret du pluviôse, an II, que le jeune homme se félicitait à présent de ne pas avoir jetés à l’eau comme il avait eu l’intention de le faire quelques jours auparavant.       

Le Siècle des Lumières, 1962, Folio, p. 321 à 324

Traduit par René L.-F. Durand


0 commentaires

Deje un comentario



v5.1 ©2019
Développé par Cubarte