Edesio Alejandro : Avec mon travail, j’ai toujours voulu changer les choses


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J’ai eu une tachycardie. Edesio Alejandro sentait que son cœur voulait sortir de sa poitrine. « L’appel téléphonique a été très protocolaire. Ils m’ont parlé avec un ton sérieux, ils m’ont dit qu’ils étaient réunis pour décerner le Prix National de Musique 2020, et là j’ai demandé qu’ils me laissent parler. J’ai dû respirer profondément et prendre mes pilules... J’étais très ému ».

La raison de ce frémissement dans son cœur est due à la décision  du jury, présidé par le maestro Digna Guerra et composé des musiciens de renom Frank Fernández, Jesús Gómez Cairo, Beatriz Márquez, Alfredo Muñoz, Adalberto Álvarez et Pancho Amat, pour lui décerner le Prix National de Musique 2020.

« Bien sûr, je remercie ceux qui ont choisi de me l’accorder et les institutions culturelles qui me représentent ; mais je remercie surtout ma famille, qui m’a beaucoup accompagné dans mon travail et qui a aussi enduré des heures d’absence, à cause de ma profession. Ça m’a aidé à me lever chaque fois que je suis tombé et c’est important.

De plus, je me sens responsable de représenter ma génération de musiciens et d’être cohérent avec les professeurs que j’ai eu, y compris avec Juan Blanco, qui, plus que la musique, m’a appris à perdre ma peur face à la musique.

Si je peux le dédier à quelqu’un, je le dédie aussi à mon quartier de San Leopoldo, aux amis que j’avais là-bas et à mon peuple pour me bénir à chaque coin de rue. Secretos del silencio, Hoy es siempre todavía, La séptima familia, Por las calles, Blen blen... tous chantent une de mes chansons. Il y a une génération qui a grandi avec moi et je les connaissent, et d’autres générations s’y joignent et connaissent en connaissent certaines. Avec tout mon amour, je dédie également ce prix au peuple de Cuba ».

Vous pensez que vous le méritez maintenant ?

Tout arrive au moment où ça doit arriver. Je suis le plus jeune artiste qui l’a reçu et j’en suis très heureux. J’ai eu beaucoup de lauriers depuis que je suis jeune, mais c’est celui que je considère comme le plus important, car c’est la plus grande reconnaissance que mon pays accorde. J’ai une vaste œuvre, je pense... Je pense que beaucoup de musiciens peuvent mériter ce prix et j’en suis très heureux.

Premièrement étudiant, puis professeur, créateur de bande sonore pour le théâtre, le cinéma, la télévision ; leader d’un groupe, producteur de musique, arrangeur, réalisateur d’audiovisuel... Une énorme reconnaissance du public, mais cela n’a pas toujours été facile, n’est-ce pas ?

Ça ne l’a pas été. Mais quand une porte se ferme, ne vous attendez pas à ce que les autres s’ouvrent. Ouvre-la. Ou ouvre un trou dans le mur et sors par là. C’est la chose la plus importante dans la vie. On m’a fermé de nombreuses portes, tout n’a pas été facile. Malgré cela, j’aime tout ce qui s’est passé dans ma vie, même les moments difficiles.

La rue était ma maison pendant mon enfance et mon adolescence, dans le quartier de San Leopoldo, où je suis né. En entrant au conservatoire, ça a changé ma vie, c’est là que j’ai appris à aimer la musique. J’ai eu les meilleurs professeurs car ils m’ont non seulement appris la technique de l’instrument, mais aussi de choisir la musique à partir de laquelle j’allais vivre ... Mario Daly, Flores Chaviano, qui m’a permis de développer ma propre technique en jouant de la guitare, parmi d’autres.

Je voulais être musicien de concert, mais j’ai été affecté à enseigner à Pinar del Río. J’ai été et j’ai eu un groupe de musique contemporaine, Aurora, quelque chose d’à moitié fou, avec un piano coupé et avec des pierres, des bâtons, des marteaux attachés à une cabane que j’ai incorporé ...

Quand j’ai terminé mon service social à Pinar del Río, je suis retourné à La Havane avec le désir de ne pas continuer comme professeur, car je ne considérais pas que j’aie la vocation nécessaire. J’ai obtenu un emploi dans la compagnie Rita Montaner comme assesseur musical. J’ai travaillé 18 ans au théâtre, très différent du cinéma parce qu’il est plus froid, car ça dépend de l’acteur, de l’éclairage... et vous devez faire qu’avec tous ces facteurs et la musique, les gens s’introduisent dans le drame.

Je voulais faire des bandes sonores pour le théâtre ; j’ai travaillé avec quatre énormes magnétophones à bandes. J’ai commencé comme un jeu, racontant l’histoire. Ce furent des expériences inoubliables parce que le théâtre m’a donné les armes pour faire ensuite mon travail au cinéma.

Pendant la Période Spéciale, je ne pouvais plus travailler dans le théâtre. J’ai obtenu une place comme musicien pour me consacrer davantage à mon groupe, Banda de Máquina, avec lequel j’ai déjà travaillé. C’était une période difficile : j’ai perdu mes instruments et mon ordinateur, je n’avais pas de salaire, je ne pouvais pas jouer avec le groupe, je ne travaillais pas pour la télévision à l’époque. La sortie que j’ai trouvée a été d’aller au Canada avec un ami pour laver de la vaisselle et, avec mes économies, j’ai acheté mes instruments pour travailler de nouveau dans la musique.

J’ai emmené une démo enregistrée au Canada que j’ai présentée aux maisons de disques. L’une d’elles m’a donné une réponse, une proposition que n’importe quel musicien aurait peut-être acceptée ; mais la condition que je ne pouvais pas accepter : il fallait résider aux États-Unis. À l’époque, quitter Cuba signifiait ne pas revenir, et je ne l’ai pas accepté.

Ce producteur m’a donné beaucoup de conseils liés à mon image, le genre de musique que je devais faire. Il a dit : « Il y a beaucoup de trous dans l’espace, chercher le tien et tu triomphera. » Je le remercie infiniment pour ses paroles.

Je suis revenu à Cuba, j’ai pensé continuer seulement à composer des bandes sonores et à produire pour un artiste, ne plus chanter ou impulser le groupe. Cependant, ma proximité avec mon voisin Adriano Rodríguez m’a sorti de ce trou. Il chantait de l’opéra, des sones, des guarachas, et un jour je l’ai entendu chanter une rumba. C’est avec ce genre que j’ai commencé à voir ma vie comme s’il s’agissait d’un film... la négritude, l’urbain, le marginal, le funky, les tambours, la basse, le rap, le hip hop... Six mois plus tard j’ai vendu 600 000 exemplaires de mon album avec une nouvelle image, dans lequel Adriano est invité. Trois fois Disque de Platine, dans les listes des hits de différents pays. Je me souviens d’un ami qui m’a appelé des Alpes suisses et j’ai entendu le thème Blen Blen à travers son téléphone. Vous pouvez imaginer ma joie. Á partir de là tout a pris un meilleur cours.

Rehaussez-vous la gloire...?

Non, je ne vois pas les choses comme ça. L’affection du public est importante, mais il faut respecter tout ce que l’on fait. L’amour que j’ai pour mon peuple est une addiction et j’ai peur de le perdre. Il faut réfléchir sérieusement aux choses. Il ne s’agit pas d’avoir la gloire et ensuite de ne plus rien faire. On doit travailler tout le temps. J’ai eu une chance, même si certains me disent que c’est plus que la chance, c’est que j’ai toujours la batte pour frapper la balle. J’ai une addiction pour le travail, et comme je travaille souvent avec ma famille, je ne cours donc pas le risque de la perdre pour faire trop de travail.

Je suis heureux pour les occasions que j’ai eues, pour les revers que la vie m’a imposés. Les prix que j’ai reçus depuis que je suis très jeune m’ont aussi beaucoup aidé à grandir. Si d’une part je n’avais pas beaucoup de promotion de ma musique au début, j’ai eu des lauriers depuis 1983, le premier au XIIe  Concours International de Musique Électroacoustique de Bourges, en France.

Vous avez beaucoup travaillé au cinéma. Aimez-vous le processus de création de bandes sonores pour les films ?

Après avoir vu la première coupe, on me donne toute liberté, j’ai eu cette chance. Ils m’apportent la première coupe et puis je travaille. C’est un processus long et compliqué, dans le sens que je le vois de très nombreuses fois jusqu’à ce que le film sonne bien.

Je ne suis qu’une interface. Mes yeux voient, mes oreilles écoutent, mon cerveau l’interprète et mon cœur le traite. Puis je compose depuis mon cerveau à mes mains, et selon ce que le film me suggère, c’est la musique que je compose. Le film me donne les mélodies.

J’aime faire les bandes sonores de mes films parce que parfois je remplace les sons par la musique et la musique par des bruits. Je peux le mettre ensemble petit à petit.

J’ai vraiment l’impression que ça devait être différent. Après avoir eu la première coupe, c’est-à-dire quand on sent le rythme du film et les émotions qu’il te produit, on compose ; mais j’ai l’impression que l’éditeur peut aider le musicien et peut-être peaufiner certaines scènes afin qu’il y ait des coupures. Ça ne veut pas dire que toutes les coupures du film sont avec la musique. Mais tu peux l’analyser comme ça, je veux le faire ainsi.

Avec Mambo man c’était différent. La musique est venue en premier et cela a été un avantage dans de nombreux cas. C’est pourquoi dans le prochain projet de film que je vais réaliser, El Padre de la Patría, je pense le faire des deux façons.

Vous êtes membre votant de l’Académie des Arts et des Sciences Cinématographiques des États-Unis...

C’est un honneur de représenter Cuba depuis 2017 dans cette Académie, connue sous le nom des Oscars. Je peux voter pour la meilleure musique et le meilleur film. J’ai fait de très bonnes relations de travail. C’est un prix d’être là.

Il y a deux ans, j’ai également été nommé Ambassadeur de l’Institut Latin de Musique de la région des Caraïbes. C’est une institution très importante qui travaille avec des musiciens hispaniques de renom depuis 100 ans, qui m’a décerné le prix Batuta, un privilège aux côtés de Plácido Domingo et Leo Brouwer.

J’ai deux doctorats honoris causa, que j’ai reçus dans le Musée des Beaux-arts, de Mexico, avec Charles Fox, Francisco Céspedes, Frank Fernández et Johnny Ventura, parmi d’autres. J’ai été très honoré car c’est quelque chose que la vie te donne sans que tu l’attendes.

Les créations sont comme les enfants, vous dites toujours cela, et c’est pourquoi il ne peut pas y avoir de préférence. Cependant, certaines ont été plus reconnues que d’autres, ou ont causé plus d’impact.

D’abord Clandestinos, qui m’a ouvert les portes du cinéma. Elle est comme la première fiancée, quand tu penses à elle, tu te souviens encore du goût de ses lèvres. Je me souviens que le jour de la première, après la représentation, je suis allé en vélo dans les autres cinémas pour voir la réaction des gens.

Hoy es siempre todavía m’a catapulté comme compositeur de chansons. La séptima familia, avec le groupe Moncada, a permis aux gens de me voir chanter. Suite Havana, également de Fernando Pérez, qui m’a laissé être dans tous ses films. Secretos del silencio, de la série Misterios de un tesoro. Je pense que ce sont les enfants qui m’ont le plus apporté. Le succès de Mambo man dans le monde a battu des records de ma vie. Ce n’est pas ma musique, mais c’est mon film, donc je le prends comme un succès.

Pensez-vous que l’essor des nouvelles technologies a favorisés ou pas l’industrie de la musique ?

Je peux vous parler comme une personne âgée, mais avec des perspectives d’avenir. La première chose est que l’Internet a changé le monde pour le meilleur et pour le pire. La façon a changé, a rompu les modèles existants, nous a poussé à nous réinventer.

Si avant c’était difficile, maintenant ce l’est encore plus, car maintenant tout est sur un seul canal. Avant il y avait beaucoup de maisons de disques et de productions de films et elles prenaient un projet et elles le vendaient. À l’heure actuelle, il n’y a qu’un seul canal, Internet, qui est comme une transnationale. Beaucoup de maisons de disques ont fermé car l’équilibre de la musique a changé et elles n’ont pas su s’adapter. Cela a commencé avec le piratage en grandes dimensions, le contrôle sur l’œuvre a été perdu d’une certaine manière.

Le plus grave pour moi, c’est que je perçois une immense perte des valeurs, on ne reconnaît le bon chemin à prendre. Les niveaux culturels ont diminué, beaucoup se disent artistes parce qu’ils téléchargent une vidéo sur Youtube. L’utilisation d’un téléphone portable ne fait pas de vous un cinéaste ou un photographe. Bien que cela puisse commencer ainsi, le critère de sélection a perdu de sa rigueur.

D’un autre côté, nous avons accès à des endroits éloignés et à des personnes distantes, c’est merveilleux. Mais nous devons indubitablement nous adapter et savoir tirer parti des technologies pour le mieux, et non pas pour les avoir uniquement, nous sommes des artistes. Nous devons beaucoup étudier, le respect envers nos prédécesseurs fait pour nous un avenir meilleur et violer les processus n’est pas la meilleure chose.

Satisfait ?

Avec tout ce que j’ai fait dans ma vie, en fin de compte ce que j’ai toujours voulu, c’est changer les choses, non pas parce que je pense que je les fais mieux, mais différemment, et l’un d’elles était le cinéma. Le mélange d’orchestre symphonique, avec le rock, avec la musique électronique... ce mélange rare a beaucoup du petit sacripant de San Leopoldo, qui n’avait pas peur de la rue, de la vie, et qui l’est encore.

Traduit par Alain de Cullant

Interview

Mars 2021

Lettres de Cuba

 

 


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