Pour comprendre le présent, il faut interpréter le passé.
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Avec la "Découverte" de l'Amérique, la Première Guerre mondiale a commencé. Elle dure près d'un demi-millénaire, on se bat dans les Caraïbes et l'Atlantique ensuite dans tous les océans ; cette bataille est menée par les principales puissances de l'Europe, converties en États Modernes grâce aux richesses pillées du Nouveau Monde et du reste de la planète. Au début du XXe siècle, elle culmine avec l'Angleterre, la France, la Hollande et la Belgique qui deviennent de colossaux empires coloniaux. L'Europe semble être le propriétaire incontesté du monde.
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Les aspirations des puissances émergentes gravitent autour de cet ordre mondial. Dans le Nouveau Monde, les États-Unis se sont étendus de l'Atlantique au Pacifique, achetant d'immenses domaines à la France, volant plus de la moitié du territoire au Mexique, envahissant Cuba, La Hispaniola et Porto Rico, séparant le Panama de la Colombie pour creuser le canal interocéanique et intervenant dans d'autres pays jusqu'à ce qu'ils soient réduits à des semi-colonies. En Europe, deux États arrivés tardivement à l'unification nationale, l'Italie et l'Allemagne, aspirent à participer au partage du monde. Mais celui-ci est déjà distribué, et ses propriétaires empêchent tout changement. Le Royaume-Uni s'oppose systématiquement à toute tentative d'unité européenne qui pourrait affecter son hégémonie.
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À la fin du XIXe siècle, la Prusse germanique a triomphé de manière écrasante dans la guerre franco-prussienne, unifiant l'ensemble des États que nous appelons aujourd'hui l'Allemagne. C'était le pays le plus développé techniquement, scientifiquement et économiquement de la région. Au début du XXe siècle, l'Allemagne tend à consolider une alliance avec la Turquie, dont le Grand Empire ottoman domine tout ce que nous appelons aujourd'hui le Moyen-Orient. L'union du développement allemand avec les immenses ressources naturelles et humaines de l'Empire ottoman dominerait l'Europe et contrôlerait le monde. Pour empêcher cela, l'Angleterre, les États-Unis et une grande partie de l'Europe continentale ont mené la soi-disant Première Guerre Mondiale. Un résultat collatéral du conflit est l'effondrement de l'ancien empire tsariste et le surgissement de l'Union Soviétique, qui devient en quelques décennies la deuxième puissance mondiale.
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L'Allemagne vaincue développe à nouveau rapidement ses industries et récupère ce qu'elle considère comme son espace vital, en le prenant à la Pologne, à la Tchécoslovaquie et à d'autres pays européens. L'Italie fasciste et l'Espagne phalangiste les soutiennent. Une fois de plus l'Angleterre s'oppose, réclamant à nouveau l'aide des États-Unis. L'objectif de l'Allemagne est maintenant de s'emparer des ressources naturelles et humaines incalculables de l'Union Soviétique. Si elle le faisait, elle posséderait le monde. L'Angleterre et les États-Unis unissent leurs forces pour l'empêcher. Mais ce qui décide du conflit, c'est l'Union Soviétique elle-même, au prix de près de trente millions de vies. Une conséquence inattendue du conflit est l'émergence de la Chine communiste, aujourd'hui première puissance économique mondiale.
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Depuis lors, la politique des États-Unis et de ses alliés européens a été de renforcer la partie de l'Allemagne qu'ils occupent pour l’opposer aux Soviétiques. C'est l'objectif principal des 45 années du conflit du troisième conflit mondial, la Guerre Froide, qui s'est renforcée avec la création de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et a culminé avec la réunification de l'Allemagne, la dissolution de l'Union Soviétique et l’instauration d'un monde unipolaire, victime du pillage irrépressible des États-Unis et de ses complices de l'Alliance Atlantique.
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La prémisse immuable du monde unipolaire est la destruction de tout rival qui menace l'hégémonie déclinante des États-Unis et de ses alliés. L'Allemagne redevient la première économie d'Europe, et pour le rester elle a besoin de l'énergie fossile de la Russie qui a retrouvé son statut de grande puissance. Pour cela, l'achèvement du gazoduc sous-marin Nord Stream 2 est essentiel, qui fournira du carburant à l'Allemagne et des revenus à la Russie, dont l'économie dépend en partie des exportations d'hydrocarbures.
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L'objectif premier des États-Unis est d'empêcher l'établissement et le renforcement de cette alliance mutuellement bénéfique, qui rendrait inutile l'occupation de l'Europe par des bases militaires de l'OTAN. La stratégie pour cela est de renforcer le siège militaire contre la Russie et de créer des conflits à ses frontières. Un instrument de cette politique est l'Ukraine, l'ex-République de l'Union Soviétique, dont un tiers des habitants sont russophones et de culture russe. En 2014, un coup d'État inspiré, soutenu et financé avec 5 milliards de dollars des États-Unis a renversé le président élu. Le gouvernement d'extrême droite de Volodimir Zelensky a annoncé son intention d'adhérer à l'OTAN, en violation de l'accord de 1990 entre Mikhaïl Gorbatchev et le secrétaire d'État James Baker, et il a entamé une persécution croissante contre la population de langue et de culture russe, un harcèlement dont les médias ont été témoins, qui a rapidement dégénéré en agressions, assassinats et nettoyage ethnique par des forces aux idées et insignes néonazis telles que le bataillon Azov. Face à ces politiques, les provinces de Crimée, Donetsk et Lougansk déclarent leur autonomie vis-à-vis du régime de Kiev.
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La Russie s'est vue ainsi devant l'option de permettre à ses frontières l'extermination d'une importante population russe qui avait fait partie de l'Union Soviétique, et l'établissement d'un siège des bases militaires de l'OTAN contrôlées en définitive par le maître de celle-ci, les États-Unis. La décision de Poutine permet aux étasuniens d'approfondir plus facilement la distance et les tensions entre l'Europe et le colosse slave, et de s'éloigner de tout projet de coopération économique. C'est la politique conseillée par la RAND, l'un des « groupes de réflexion » les plus importants du Nord : « Fournir une aide létale à l'Ukraine exploiterait le plus grand point de vulnérabilité extérieure de la Russie. Mais toute augmentation des armes et des conseils étasuniens à l'Ukraine doit être soigneusement calibrée pour augmenter les coûts de l'engagement existant de la Russie sans provoquer un conflit beaucoup plus large dans lequel la Russie, par sa proximité, aurait des avantages significatifs ».
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La campagne médiatique et politique vise à rendre impossible l'achèvement de Nord Stream 2 et, en général, les relations commerciales de la Russie avec l'Allemagne et l'Europe, les forçant à acheter les hydrocarbures de fracking étasuniens américains extrêmement coûteux et les forçant à augmenter leurs contributions extrêmement lourdes aux couts militaires de l'OTAN. À cette fin, des coups d'État, des machineries de guerre et des nettoyages ethniques sont parrainés, et le monde est placé devant le spectre d'une nouvelle guerre dans laquelle, comme dans toutes les précédentes depuis plus d'un siècle, d'innombrables prétextes sont avancés mais dont l’'objectif fondamental est le contrôle de l'énergie fossile qui meut et pendant de nombreuses décennies encore, mouvra la planète.
Luis Britto García narrateur, essayiste, dramaturge, dessinateur, explorateur sous-marin, auteur de plus de 60 titres. Dans sa narration on distingue Rajatabla (Prix Casa de las Américas 1970) et Abrapalabra (Prix Casa de las Américas 1969).
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