Martí au Venezuela


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Revista Venezolana, une publication bimestrielle dirigée et écrite par Martí.

« Là, je laisse le plus cher de ma vie »

                                                                           José Martí

José Martí est arrivé à Caracas le 21 janvier 1881. Ainsi a commencé sa première et seule visite de six mois au Venezuela et en Amérique du Sud qui serait, en dépit de sa brièveté, une étape importante dans sa vie et dans le développement de sa pensée.

En quelque sorte, il était en quête de fortune : la fortune politique et économique. Il était certainement attiré par les réformes libérales qui y avaient lieu, conduites par le président Antonio Guzmán Blanco, perçues sur le continent comme une période de progrès qui s’ouvrait vers la modernisation de cette société franchement rurale, peu peuplée et tourmentée par d’incessantes et dures guerres civiles depuis sa fondation comme République en 1830.

Le gouvernement libéral vénézuélien avait été une des quelques anciennes colonies espagnoles qui s’était engagé activement avec les patriotes cubains pour permettre l'inscription et le départ d'un contingent de combattants en 1871, pendant la Guerre des Dix ans dans l’Île et, à la fin de celle-ci, qui avait donné refuge à beaucoup de lutteurs indépendantistes antillais.

La vie intellectuelle s’épanouissait, surtout à Caracas, une petite ville qui inaugurait alors des théâtres, des écoles, des imprimeries, des promenades, des académies littéraires et de sciences, à côté de chambres de commerce et de navigation, des stations de télégraphe et attendait avec enthousiasme le fin des travaux du chemin de fer qui l’unirait à son port de La Guaira.

Il y avait des possibilités dans cette ville pour un jeune homme talentueux, journaliste au Mexique, maître en philosophie et en littérature au Guatemala, capable de s'exprimer couramment en français et bon lecteur en anglais, poète publié, dramaturge, critique d'art et, pour couronner le tout, avocat diplômé en Espagne dont les universités méritaient encore le respect dans ce domaine pour la classe lettrée. Le jeune cubain, qui fêtera son 28e anniversaire une semaine plus tard, est arrivé à Caracas avec ses dons. Il était aussi porteur de lettres de présentation de Vénézuéliens accrédités en politique, en affaires, en lettres et en enseignement et, surtout, sa présence dans la lutte de libération cubaine lui donnait du prestige : les travaux forcés, les déportations, la conspiration à Cuba et l'organisation révolutionnaire parmi les émigrants aux États-Unis.

Ses relations avec la classe lettrée se sont élargies en quelques jours, une véritable élite cultivée, admiratrice des arts et des lettres, intéressée par les sciences modernes et les conceptions positivistes ainsi que dédiée à leurs opérations commerciales et à toutes sortes d'intrigues politiques.

José Martí décida d'enseigner le français dans le collège Santa María, de l’ingénieur Agustín Aveledo, et postérieurement d’oratoire dans l'école de Guillermo Tell Villegas, de célèbres institutions pour les enfants de l'aristocratie vénézuélienne dont les propriétaires s’étaient soulignés dans la politique.

La pleine acceptation du Cubain pour cette classe articulée par des liens familiaux a eu lieu le 21 mars 1881, quand il a prononcé le discours inaugural du Club de Commerce de Caracas. Ses auditeurs sont restés fascinés et attrapés : les majeurs l’admiraient, les jeunes le convertissaient en leur modèle.

José Martí s’est senti si sûr dès ce moment qu’il a écrit à son épouse afin qu’elle vienne avec son fils, mais finalement elle ne l’a pas fait devant le critère négatif de sa propre famille, celui de son mari et celui des amis, tous suspicieux quant à la stabilité du Venezuela.

En juillet de cette année sont apparus les deux numéros de la Revista Venezolana, une publication bimestrielle dirigée et écrite par Martí, considérée à juste titre par les érudits comme le signe irréfutable du début de sa maturité littéraire et l'expression consciente de ses idées transformatrices pour l’Amérique hispanique.

Cependant, un tel succès s’est vu subitement interrompu suite à sa décision de quitter Caracas immédiatement. Le 28 juillet, à La Guaira, il embarque à bord d’un vapeur qui allait le conduire à New York. Il n'y a aucune preuve documentaire, mais on a toujours attribué ce départ à la contrariété du présidente Guzmán Blanco pour le texte de Martí dans le second numéro du magazine au sujet de l'intellectuel décédé Cecilio Acosta. De nombreuses années plus tard, un vieil aide de camp présidentiel a déclaré qu’il a été l’émissaire du message exhortant le Cubain à flatter l’œuvre du gouvernement dans le prochain numéro de la Revista Venezolana sous peine d’abandonner le pays.

Le Venezuela, la clé de l'énigme continentale

Au-delà des épisodes de sa vie, il faut évaluer ce séjour comme un moment de l'affirmation de ses idées sur l'Amérique Latine.

Dès son enfance et son adolescence à Cuba, José Martí connaissait la formidable épopée libératrice de l'Amérique espagnole et il est probable qu’il se soit inspiré de la personnalité de Simon Bolívar à partir de ce moment. Il a étudié avec ardeur un tel processus et de nombreuses documentations historiques, ainsi que des publications, notamment les écrits de Simon Bolívar, durant son séjour à Caracas. Il a également assimilé des lectures et échangé des idées sur la réforme libérale, les problèmes accumulés au cours de la vie républicaine, les besoins et les perspectives qui situait la période historique. En quelque sorte, ses études sur ces thèmes atteignaient un niveau de synthèse qui l’amènerait chaque fois plus, avec une perspective nouvelle et originale pour son temps, à préciser les raisons des problèmes continentaux et leurs remèdes.

José Martí déclare sa vocation continentale dans plusieurs de ses écrits vénézuéliens. Ainsi, dans sa Revista Venezolana, il affirme que l'une des missions de cette ère était « de pousser la puissante vague américaine avec de jeunes épaules », alors qu'il lance l'avertissement suivant, insistant sur l’authentique, sur l’autochtone : « On ne doit pas regarder avec les yeux des fils ce qui est étranger et avec les yeux d’apostat ce qui est à nous »   Par conséquent, la publication a donné un havre naturel « à toute la pensée américaine ; afin d’aider à former de concepts propres et élevés pour le bien de nos terre »

Dans son discours inaugural du Club de Commerce il avait prévenu qu'il y avait « une œuvre commune et magnifique » à faire dans nos peuples, une tâche à laquelle il offrait ses épaules. Et il se plaint « de cette méconnaissance funeste dans laquelle vivent les hommes qui travaillent à la réalisation absolue et immédiate des idéaux de l'Amérique ».

La réalité vénézuélienne a confirmé José Martí dans sa perspective qui se formait depuis son arrivée au Mexique en 1875 et c’est pour cette raison que, dans son discours, il explique à ses auditeurs ce qu’aujourd'hui nous appellerions un programme de développement continental : donner un emploi aux meilleurs talents et aux meilleures compétences, attirer la population afin d'améliorer l'agriculture, donner un espace aux indigènes dans les républiques, supprimer les inégalités sociales abyssales et, surtout, travailler pour l'unité latino-américaine.

Le Venezuela était toujours dans le tourbillon du regard de Martí, même après son départ de Caracas. Dans plusieurs articles publiés dans la revue mensuelle La América, qu’il dirigeait à New York, il se réfère aux productions qui devraient être introduites dans le pays face à la croissante et dangereuse monoculture du café. Dans un texte manuscrit en français, sans doute destiné à une publication en anglais, intitulé « Un voyage au Venezuela » il s'étend sur un ample examen continental depuis l'expérience vénézuélienne : « Qui dit Venezuela, dit Amérique, qui souffrent des mêmes maux, qui s’approvisionnent des mêmes fruits et encouragent les mêmes fins... »

Là, contrairement à la plupart des intellectuels de son temps, José Martí n’attribue pas le manque d'application conséquent des principes libéraux au moyen d’une politique démocratique à une incapacité congénitale des Latino-américains, mais à l'hégémonie de l'oligarchie. Il observe également dans ce discours que, dans la sphère économique, ces régimes libéraux ont soutenu des relations économiques au profit de puissances économiques étrangères et que les conditions d'inégalité entre une infime minorité et les grandes majorités ne subissent pas une réelle altération.

Dès ce moment le révolutionnaire cubain a aperçu les contradictions à l'intérieur de nos pays entre les zones rurales en retard et les villes, presque toujours les capitales, qui parodient les éléments de modernité propres des nations capitalistes hautement développés. Pour lui, il s’agissait donc qu’on ne pouvait pas laisser de côté le pays réel, profond, véritable, devant l'image mimétique des sociétés étrangères, assumées comme des modèles par les castes illustrées et dirigeantes. Et, depuis ce court séjour vénézuélien, son destin n’a aucun doute pour lui, comme il l'écrit dans sa lettre d'adieu à un ami la nuit avant son départ définitif de Caracas :

« Je suis le fils de l'Amérique : à elle je me dois. Et de l’Amérique, je me consacre à sa révélation, son bouleversement, et sa fondation urgente, c’est le berceau. »

 


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