Neuf décades ont passé depuis que l’Alma Mater reste comme témoin des événements déterminants dans le parcours historique de Cuba, mais beaucoup ignorent que le visage de cette déesse d’imitation grecque ou romaine a été inspiré par une jolie créole qui fascinait l'auteur et qui parcourt désormais le monde dans des revues, des dictionnaires, des encyclopédies, des souvenirs ou des guides de tourisme.
Cette mère qui accueille gentiment, les bras ouverts, tous les enfants qui décident de lier leur sort aux vétustes édifices qui composent le campus universitaire, était Feliciana Villalón Wilson, familièrement appelée Chana.
Coïncidence ou chance ?
En 1919, un sculpteur tchèque vivant à La Havane, du nom de Mario Joseph Korbel (Osek, 1882 – États-Unis, 1956), se propose de réaliser une Alma Mater qui serait placée sur la colline de l'Université. Elle symboliserait Athéna ou Minerve, des déesses de la sagesse dans la mythologie grecque et romaine, respectivement. Le temps passait et il avait besoin d’un visage pour commencer son travail. Il a entendu parler de l’une des sœurs appelées Villalón, célèbres dans la société havanaise de l'époque pour sa grande beauté. Il ne l’a pas pensé deux fois et il l’a rencontré.
En quête du visage oublié, j’ai recouru à la mémoire de Feliciana Menocal Villalón, âgée de 76 ans (connue par tous comme Físhú), la fille du modèle de notre histoire, se dédiant aujourd’hui à la peinture, peignant sur bristol l’univers des variétés d'oiseaux, de plantes et de fleurs.
Elle rappelle : « En réalité, on parlait de ma tante Carmen à Korbel, qui était la plus belle des trois sœurs. Quand il est venu chez nous pour la voir, mon grand-père lui a présenté ses autres enfants. C’est alors que le sculpteur a été ébloui par Chana et qu’il abandonne la proposition initiale car il estimait qu'elle avait un visage plus maternel. Elle était née le 15 février 1903 et, à cette date, elle avait seulement 16 ans.
Le 31 mai 1925, Chana épouse le docteur Juan Manuel Menocal y Barreras, avocat et professeur de l’École de Commerce, et fils d'un célèbre magistrat de la Cour Suprême ayant le même nom, mon autre grand-père. Elle a eu six enfants dans cet ordre : Josefina Augusta, les jumeaux Juan Manuel et Enrique, Alberto, Feliciana et Jorge. Je suis la seule qui est restée à Cuba.
Mon père, en plus de se dédier à l'enseignement, a mis en place les structures des impôts fiscaux et il a été assesseur de la Banque Nationale. Il a été à deux reprises le doyen de la Faculté des Sciences Commerciales de l'Université de La Havane, et le 10 mars 1952, quand Batista prend le pouvoir suite au coup d'Etat du 10 mars 1952, il présente sa démission.
Mes frères, Enrique et Juan Manuel, toujours vivants, ont étudié la carrière en Droit dans la même classe que Fidel Castro. Il est venu plusieurs fois dans cette maison pour réviser avec mon père et étudier avec les jumeaux, qui ont caché également des armes et qui ont collaboré avec le Mouvement 26 Juillet. Plus tard, à cause de leurs activités, ils ont dû s'exiler.
Mon père est décédé en mars 1959 et ensuite ma mère a décidé de se réfugier dans la maison de Varadero, qu’ils avaient inaugurée en 1941 et qui a été le berceau de notre enfance. Elle a vécu seulement 13 ans dans cette maison, avec des visites sporadiques dans la capitale. À partir de 1980, son état de santé s’est détérioré et elle a commencé à avoir des ischémies transitoires et un matin elle est tombée lourdement dans l'église, ce qui a servi de prétexte pour la ramener dans la maison du Vedado, où elle est décédée au mois de novembre 1984 ».
L'Université a la parole
Le docteur Delio Carreras Cuevas, possédant une mémoire prodigieuse et étant une source inépuisable de connaissances, diplômé en Droit, Philosophie et Lettres, professeur Émérite depuis 1966, est officiellement l'historien de l'Université de La Havane. Interrogé sur la question, il apporte des détails d’un grand intérêt :
« À l'origine on accédait à l'Université au moyen d'un petit escalier sur un côté, environ à l'intersection des rues San Lázaro et 27 de noviembre. L’Alma Mater a d’abord été placée dans un lieu indéterminé de la zone qu’occupe aujourd'hui le Rectorat et la Plaza Ignacio Agramonte (ou in situ indeterminatum, comme il le définit), après son achèvement en 1919 par Korbel et réalisée l'année suivante par la compagnie Roman Bronze Works de New York.
Ce ne fut qu'en 1927 que la sculpture a été placée où nous la voyons aujourd'hui. Un piédestal de béton et la pierre ont été érigés à l'endroit le plus haut de la « Colina », une œuvre des célèbres architectes cubains Evelio Govantes Fuertes et Félix Cabarrocas Ayala, auteurs d'autres installations dans cette maison des hautes études. La Escalinata (le grand escalier) a été terminé le 17 janvier 1928, il compte quatre-vingt-huit et quatre paliers ».
Une autre créole métisse plus âgée a posé pour le corps de la sculpture, mais on n’a pas pu l’identifier.
De nombreuses légendes sont nées : « Certains disent que ce fut Longina - immortalisée par la célèbre composition de Manuel Corona -, d'autres affirment qu’il s’agit de La Macorina (la première conductrice de Cuba, la première femme ayant obtenue son permis de conduire à La Havane, au début du XXe siècle), et il y a ceux qui assure que c’est Eva María Perdomo, une autre personnalité de l'époque. La vérité est qu’il n'y a rien de concluant de ces épisodes », souligne l'Historien.
Après la conclusion de l'Alma Mater, la jolie Feliciana Villalón Wilson vivra 65 ans de plus, mais il est presque certain qu'elle ait imaginé que cette singulière pièce de bronze, uniquement à Cuba, atteigne la renommée dont elle jouit aujourd'hui. La même chose arrivera à Mario Korbel.
Sur les deux côtés du trône de bronze où repose l'Alma Mater, Korbel a gravé en bas-relief des scènes rappelant les branches du savoir présentes dans l'Université de La Havane : la Cosmographie, la Botanique, la Médecine, la Pharmacie, le Droit, la Philosophie, les Lettres et l’Architecture.
Pour réaliser cette sculpture, l'artiste s’est inspiré de la construction de style roman avec un grand escalier et 10 colonnes corinthiennes formant l'entrée principale de l'Université de Columbia, aux États-Unis, laquelle est présidée par une œuvre similaire de Daniel Chester.
La locution latine Alma Mater est applicable aux universités, car la Mère Nourricière a la mission d'inculquer les connaissances, la culture et l'esprit professionnel dont nécessitent des étudiants.
Dans la Mémoire de l'Administration du Président de la République de Cuba Mario Garcia-Menocal, correspondant à cette période (du 1er juillet 1919 au 30 juin 1920), certains édifices universitaires et l'Alma Mater, qui aurait coûté 14 684 pesos, sont enregistrés comme des travaux d'utilité publique.
Généalogie d'une déesse créole
Le lieutenant-colonel de l'Armée Libératrice, l'ingénieur José Ramón Villalón y Sánchez (1864-1937), avait été secrétaire des Travaux Publics durant le gouvernement d’intervention étasunien en 1899. Lié à la politique comme représentant de la province de Pinar del Rio devant l'Assemblée Constituante de 1901, il a été appelé plus tard pour s'occuper nouvellement le Secrétariat des Travaux Publics lors du premier mandat du général Menocal (1913-17).
Son travail lui avait fait gagner le respect de leurs coreligionnaires. Il alternait ses fonctions administratives avec les classes d'Analyse Mathématique à l'Université.
À la suite de son mariage avec Madame María Wilson, cinq enfants viendraient au monde : Gloria, José Ramón, Feliciana, Augusto et Carmen. Cette famille jouissait d’une certaine reconnaissance dans la société à l'époque, et les jeunes filles étaient reconnues pour leur beauté, spécialement la mineure, Carmen.
Notes :
Nous remercions la collaboration du docteur Ricardo Luis Hernández Otero, chercheur titulaire de l’Institut de Littérature et de Linguistique.
Mario Korbel (1882-1956), d’origine juive, est né dans l’ancienne Bohème (qui après le démantèlement de l’empire Austro-hongrois est devenue la Tchécoslovaquie). Il a choisi la jeune Chana Villalón, de laquelle il a pris le visage, la chevelure et le cou, pour réaliser son œuvre. Une autre créole métisse plus âgée a posé pour le corps de la sculpture, mais on n’a pas pu l’identifier.
Article publié dans le numéro 11, 2014 de la revue Lettres de Cuba.
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