Notre Amérique : une nouvelle forme pour un nouvel univers


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Au-delà de la filiation disons synchrone, très étroite, qui existe entre l'essai Nuestra América (Notre Amérique) et d’autres textes fondamentaux (1) que José Martí a écrit dans les années quatre-vingt-dix et quatre-vingt-onze sous diverses conjonctures, il y en a un qui pourrait établir un arc entre alpha et oméga. C'est une relation particulière dans laquelle dialogue singulièrement Ismaelillo (1882) avec le paradigmatique essai de José Martí. Son premier recueil de poèmes souffre une aventure de réception plus ou moins semblable à celle de Nuestra América (1891). Et il s'agit du recueil où Martí trouve une forme caractéristique, qu’il n'avait pas coagulé avant dans ses vers précédents – comme il l’admet avec clarté dans son testament littéraire – (2). José Martí n'a pas eu le temps d'écrire sur la poétique de cet essai, et je ne crois pas qu'il pensait argumenter sur ce thème, comme il l’a fait en écrivant Ismaelillo, qui est accompagné de nombreux paratextes dans lesquels il parle de sa forme. Il l’a simplement écrit suite à la demande de l’éditeur, propriétaire de La Revista Ilustrada de Nueva York, le Panaméen Elías Losada y Plisé à la fin de 1890, d'abord publié le premier janvier 1891 et, ensuite, comme nous le savons, le 30 de ce même mois dans El Partido Liberal de Mexico.

 

Comme Ana Cairo l’a récemment écrit: « En 1994, j'ai effectué une recherche dans la Hémérothèque Nationale du Mexique. J'ai révisé la collection d’El Partido Liberal, du milieu de 1890 jusqu'à 1894, pour m'assurer s'il avait eu un certain impact. Il n'en a pas été ainsi. Personne ne l'a commenté pour en faire l'éloge ou le censurer. » Et elle coïncide avec Pedro Pablo Rodriguez, qui écrit simultanément : « Il paraîtrait depuis aujourd'hui que la classe lettrée du continent n'était pas préparée émotionnellement et intellectuellement pour assumer cet écrit qui choquait ouvertement avec la logique, les prévisions et les intérêts de la majorité des anciennes et des nouvelles oligarchies dans leur presque totalité. L'essai le plus audacieux de Martí n'a pas été apprécié par les contemporains qu'ils l'ont lus. (3) » De sorte que cet essai qui est le plus grand joyau des essais martianos, disons l'essence même de l'auteur et de son écriture, et sa grande œuvre de maturité, est sûrement passée comme un texte de lecture difficile d'une part, pour sa densité poétique, et d'autre part, pour l'argumentation bien claire d'une doctrine contraire aux intérêts des puissantes oligarchies qui avaient le pouvoir dans toute Amérique Latine.

 

Le cas d'Ismaelillo se répétait, dans lequel aussi bien l'idée que sa forme constitutive laissait perplexes des lecteurs très instruits, car c’est seulement avec le temps et l'expérience qu’il est devenu une partie essentielle de l’imaginaire et de la doctrine américaniste. Le fait était que les deux œuvres naissaient de la nécessité impérieuse de donner une nouvelle forme à un projet d'un nouvel univers, qui n'était pas précisément la modernité si pondérée par l'Europe, mais qui la présupposait et s'efforçait de la surpasser car c’est seulement ainsi nous serions réellement souverains (4). Martí avait écrit il y avait déjà longtemps « que toute rébellion de forme entraîne une rébellion d'essence. (5) » Et il n'a jamais cessé de travailler en cela.

 

Tout au long du XXème siècle on a beaucoup écrit de textes, déjà canoniques, sur les caractéristiques de l'essai comme genre (6). Tous considèrent comme convenues sa forme hybride et sa structure ouverte comme les fondements mêmes de sa nature, ce qui le rend impossible à enfermer dans des normes définitives car il est toujours une forme en mouvement ayant une interaction avec d'autres formes. L'autre caractéristique originelle est le rôle du moi que dévoilent les écritures des essais. Dans le cas qui nous occupe, aussi bien le nous que la troisième personne invoquée dans Nuestra América implique José Martí, il est lui-même dans son incarnation d'une culture qu'il a révisée, intériorisée et unie dans sa pensée, depuis l'expérience quotidienne et souvent agonique, en passant par les plus intenses et diverses lectures du phénomène américain et leur insertion universelle, ainsi que par la conception visionnaire du poète qui construit d'innombrables constellations d'images où se fondent tous ses savoirs et ses sentiments.

 

Il s'ensuit que ce qu’il nous offre dans son essai est un complexe réseau de significations ordonné comme une pièce musicale, comme un poème, comme toute œuvre d'art, dans laquelle on mesure l'intensité poétique allant de ces constellations d'images qui énoncent comme des mythes, suivi par une chaîne d’arguments, supportée avec des thèses très précises pour l'action. Il peut faire quelque chose tellement difficile et tellement moderne avec son écriture --entre la poésie et les sciences sociales--, parce qu'il a été préparé pendant toute la vie pour créer une écriture comme celle-là, avec des aspirations d'art total. Pedro Aullón de Haro définit l'essai en ces termes:

 

« Donc, l'essai représente la façon la plus caractéristique de la réflexion moderne. Conçu comme un libre discours réfléchi, on dira que l'essai établit l'instrument de la convergence du savoir et de l'idéal avec la multiplicité générique au moyen d’une hybridation fluctuante et permanente. Naturalisé et privilégié par la culture de la modernité, l'essai est le centre d'un espace qui comprend l'ensemble de la gamme de textes en prose destinés à résoudre les nécessités d’expression et de communication de la pensée en termes non exclusivement ou éminemment artistiques ni scientifiques. (7) »

 

Selon lequel, et dans le pôle qui s'approche au littéraire, on pourrait considérer comme genres d’essais, la chronique, la lettre, le livre de voyages et jusqu'à l'article. Des formes d'écriture que José Martí a intensément pratiquées au long de sa vie, de façon consciente et avec l'intention de renouveler et de moderniser l'écriture en langue espagnole.

 

Notes :

 

1 – En premier lieu, ce texte dialogue avec Versos sencillos (1891), comme l’a si bien dit Cintio Vitier, mais ils sont dans un même univers que le discours connu comme Madre América, du 19 décembre 1889, ainsi que toutes les chroniques écrites entre novembre 1889 et mai 1891 à l'occasion de la Conférence Internationale Américaine et de la conférence Monétaire Internationale Américaine et aussi dans de nombreuses de ses lettres à cette époque.

 

2 – « Et de mes vers on pourrait faire un autre volume : Ismaelillo, Versos Sencillos, et les plus soignés des Versos Libres, qu'a Carmita. Ne les mélangez pas avec d’autres formes confuses, et moins caractéristiques » (1895). José Martí. Obras completas, Maison d’Édition Ciencias Sociales, La Havane. T. 20, p 477.

 

3 – Ana Cairo : « Una obra maestra de la ensayística » et Pedro Pablo Rodriguez López : « Nuestra América: desafío a la modernidad » sur http://www.librinsula.bnjm.cu nº 281, 1/01/11 ISSN : 1810-4479

 

4 – Fina García Marruz. « Modernismo, modernidad y orbe nuevo » Anuario del Centro de Estudios Martianos (La Havane)

 

5 – « Nueva York y el arte. Nueva exhibición de los pintores impresionistas ». O.C., t. 19, p 305.

 

6 – Parmi eux, un essai récent et qui dialogue avec les précédents : El ensayo como género literario. Vicente Cervera, Belén Hernández et Ma. Dolores Adsuar (eds.). Université de Murcie, Service de Publications, Murcie, 2005.

 

7 – Aullón de Haro, « El ensayo, los géneros ensayísticos y el sistema de géneros », ob.cit., p.17

 


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